Le Prix Régine Deforges pour “Hiver à Sokcho”

Temps de lecture : 4 min

 

  

ÉVÉNEMENT/ACTU

par Nathalie Gendreau

 


La lauréate Elisa Shua Dusapin entourée des membres du jury, de deux auteurs en lice et du directeur du Macéo

Élisa Shua Dusapin, auteure  de 24 ans, mi-corrézienne mi-coréenne, a vu son premier roman, Hiver à Sokcho (éd. Zoé), couronné par le prix Régine Deforges, lors de la soirée organisée au restaurant Macéo, à Paris, le 13 mars dernier. Qu’on ne se trompe pas sur cette jeune femme aux traits candides. Si la jeunesse se déploie sur un visage au sourire tendre et réservé, les yeux profonds, ombrés de mystères, laissent transparaître un caractère déterminé et une volonté sereine. C’est une femme en quête d’identité, une femme entre-deux, entre deux cultures, entre deux langues, entre deux histoires. Élisa Shua Dusapin a le bonheur intense et discret, à l’image de son ouvrage Hiver à Sokcho. Le bonheur d’être lauréate, bien entendu. Mais redoublé par la symbolique de ce prix qui a été fondé par des enfants en l’honneur de leur mère. “Nous sommes tous enfants de nos pères, souligne l’auteure, au cours de son discours. Certaines cultures le rappellent à chaque instant, comme en Corée, terre de ma mère, terre de confucianisme. J’ai écrit ce livre pour ma mère, ma grand-mère. Je l’ai écrit comme on pose une pierre dans le torrent pour essayer de construire un pont.”

Serge Joncour

Ce prix, qui en est à sa deuxième édition, a été instauré par les enfants de Régine Deforges (Camille Deforges-Pauvert, Léa Wiazemsky et Franck Spengler) et Émile-Roger Lombertie, le maire de la ville de Limoges. C’est l’esprit de cette femme insoumise et combattante, auteure de La bicyclette bleue, qui guide le jury dans le choix du lauréat. Cette année, l’écrivain Serge Joncour faisait partie des invités d’honneur, il ne tarit pas d’éloges sur le roman d’Élisa Shua Dusapin. “J’ai beaucoup milité pour ce livre, commente-t-il, empli d’une admiration vive et sobre. Il y a des livres qui sortent du lot par une sorte de musique apaisée, par cet exotisme de se retrouver dans cette ville que je ne connais pas… L’émotion vient, on ne sait pas bien d’où. C’est comme la calligraphie, c’est somptueux et pourtant c’est simple. C’est l’inverse du torrentiel, c’est l’avantage de la double culture.

L’inverse du torrentiel” est l’exacte description. Élisa Shua Dusapin est portée par une écriture épurée. Économie de mots, phrases écourtées qui étirent les sensations, souvent nominales elles roulent dans le torrent du sens sans verbe. L’action est dans l’intention, dans l’accélération du rythme qui reste pourtant lenteur intemporelle. Paradoxe lumineux qui fait d’une histoire de rencontre entre deux cultures une non-histoire, un récit en apparence sur rien alors qu’il renferme l’essence du tout. Point d’esbroufe, point de surabondance de sentiments, point de rebondissements abusifs. Tout est effleuré, rien n’est dit ou à peine esquissé par un geste signifiant, une volonté lancinante, un trait à l’encre dans une bulle de bande dessinée qui a besoin du regard de l’autre pour exister.

Hiver à Sokcho est un breuvage chaud et revigorant dans cet hiver si rude qui ralentit tout, qui rend l’instant présent accessible. Aussi olfactif, il dégage un fumet exotique qui frise le nez et interpelle les papilles. Les ingrédients narratifs sont simples et la recette éprouvée. Mais Élisa Shua Dusapin y apporte une touche neuve, réinventée, non académique. Elle insuffle élégance et légèreté à la banale histoire d’une rencontre entre deux cultures qui cherchent à s’apprivoiser. Patiemment, elle édifie un lien entre les deux protagonistes, tel un pont, pierre après pierre, chacune choisie soigneusement, alliant force et fragilité.

Yan Kerrand est auteur de bande dessinée qui vient de Normandie. Il s’est égaré sciemment dans ce petit port proche de la Corée du Nord, si proche que tout manque de vigilance conduit au trépas. Ce dessinateur cherche un sujet pour son héros, un archéologue qui parcourt le monde, un homme solitaire en noir et blanc. Une histoire qui pourrait se dérouler à Sokcho, où même les couleurs semblent pleurer de tristesse. Mais son histoire dépend de ce qu’il y trouve, l’inspiration ou peut-être bien un personnage féminin qu’il ne dessine jamais… Enfin ! Il loge dans une pension, où travaille la narratrice. La jeune fille a une double origine, Coréenne par sa mère, Française par son père, un père qui a disparu sitôt l’aventure consommée. Elle se prend d’un vif intérêt pour ce client venu d’un pays et une culture qui l’attirent. Sa présence intrigante l’incite à s’interroger sur sa vie sans relief, sa mère mi-ogresse mi-poissonnière qui l’attache à elle comme huître à sa perle, son fiancé mannequin plus soucieux de son look que d’elle, le poids de la culture coréenne, sa double identité tourmentée qui la retient entre deux mondes jusqu’au risque de disparaître corps et âme. D’ailleurs, quel est donc son nom ? C’est un trait à l’encre, une silhouette svelte porteuse de lunettes, une jeune fille qui se cherche une identité. Et, le lecteur charmé la suit dans cette quête sans sourciller, curieux et lui-même intrigué par ce bout de femme, dont les rêves résistent sous la pression culturelle des siens.

Le prix Régine Deforges, doté d’un chèque de 3 000 euros, sera remis officiellement à Élisa Shua Dusapin le 1er avril 2017, lors du festival “Lire à Limoges” qui se déroule du 31 mars au 2 avril prochain. Cette année, c’est Nancy Huston qui est l’invitée d’honneur. Elle sera accompagnée de bien d’autres personnalités comme Raphaël Enthoven, Bernard Weber, Michel Quint, Serge Joncour, Jean-Michel Apathie, Mazarine Pingeot, Audrey Pulvar, Richard Bohringer, Karl Zero et bien d’autres.

Article sur le prix Régine Deforges 2016.

Chronique de “La Petite barbare”, lauréate de 2016.


“Hiver à Sokcho”, d’Elisa Shua Dusapin, éditions Zoé, août 2016, 144 pages, 15,50 €.

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