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Un roman passionnant, fouillé, documenté
Un roman comme je les aime, mêlant l’histoire de l’humanité à celle des hommes qui la composent tout en abordant un aspect méconnu. « Les Filles de la section Caméléon » (Les Presses de la Cité), de Martine Marie Muller, nous transporte dans les coulisses de la guerre 14-18, vécues à travers le quotidien d’ouvrières, une communauté formée de veuves, d’orphelines, de filles-mères sans logis et d’une ribambelle d’enfants. Elles n’avaient pour toute richesse que leurs souffrances et leur courage. Elles deviendront expertes dans l’art du camouflage en intégrant la section Caméléon sous la direction du peintre Lucien-Victor Guirand de Scévola, de décorateurs de théâtre et de l’illustrateur Joseph Pinchon (Bécassine). Chapitre de l’histoire peu connu, le camouflage militaire a sauvé nombre de soldats au front qui, pantalon garance et capote bleue, étaient des cibles de choix pour l’ennemi. Il a fallu toute l’ardeur et la ténacité du peintre Scévola pour faire accepter au haut commandement toute la valeur tactique de son invention face à l’hécatombe. Un roman passionnant, fouillé, documenté, s’attachant à la véracité des faits, même si quelques licences parsèment le récit ici ou là pour colorer la grande histoire des émotions, des sentiments, des valeurs constitutives de notre humanité. Un bel hommage qui fait passer un très bon moment.
Colette fera partie des premières à intégrer « La Citadelle »
Le roman commence le 3 août 1914 avec la première victime française de la nouvelle guerre qui se disait, qui se chantait même, éclair. À la veille d’être incorporé, Jean est assommé par sa femme Colette qui refusait d’être une nouvelle fois violée par son mari ivrogne et violent. Le croyant mort, elle s’enfuit à bicyclette, loin, très loin pour ne pas être arrêtée par les gendarmes. Ce sera Amiens, le refuge idéal pour se fondre dans la masse. Elle change de nom et devient Colline La Chance. Pourquoi la Chance ? Peut-être pour conjurer les malheurs qu’elle a endurés et ceux à venir. Colette fera partie des première à intégrer « La Citadelle », un village abandonné auquel donneront vie près de 200 femmes le temps de la guerre. Durant leurs longues journées de travaux harassants, elles fabriqueront des arbres, des vaches, des chevaux et des chars en carton pour à la fois protéger les soldats et faire diversion. Soutenue par ses amies, Vovonne, une aristocrate en fuite, et Cupéli, une orpheline bossue, Colline s’impose devant la hiérarchie de La Citadelle, s’escrimant à améliorer le quotidien, comme des sanitaires à l’abri des regards, jusqu’à une école pour les nombreux enfants désœuvrés. En se montrant solidaires, ces femmes recouvreront leur dignité et l’espoir en l’autre, en demain, se nourrissant d’éclats de présent.
L’issue favorable d’une guerre se joue à la pugnacité et au courage
En relatant cet aspect original de la guerre, Martine Marie Muller rallume avec force et intensité une parenthèse de vie de ces femmes qui ont payé de leur personne, après avoir saisi le sens de leur ouvrage. Le camouflage était perçu comme une idée saugrenue par tous, mais surtout par l’État-major. Déjà renâclaient-ils à abandonner un uniforme pourtant trop voyant, alors se camoufler pour éviter de se faire tuer, c’était de la lâcheté qui frôlait la désertion. À travers les yeux de ses personnages réels et inventés, l’auteure nous donne à comprendre combien l’issue favorable d’une guerre se joue à la pugnacité et au courage de certains et de certaines, à leur puissance d’imagination, à leur indéfectible amour pour leur pays et son peuple. Tout en assistant aux coulisses de la guerre, nous plongeons avec intérêt dans la vie quotidienne de ces femmes au bon sens pratique qui en remontrent aux gradés engoncés dans leur autorité, jusqu’à ce que l’engagement de tous donne naissance à une estime mutuelle, à un équilibre, même précaire. Nous suivons avec espoir la destinée de ces trois amies (Colline, Vovonne et Cupéli). Nous les voyons se transformer au cours de ces années de labeur et d’entraide. Elles se laisseront happer par l’amour et rattraper par leur passé. Et, au milieu de cette agitation humaine, un berger allemand qui passera à la postérité : Rintintin ! Quand la réalité se mélange à la fiction, c’est un monde enrichi qui s’ouvre à nous. Et nous nous en délectons.
Nathalie Gendreau
Édition Les Presses de la Cité, Collection Terres de France, 2 juin 2022, 512 pages, à 21 euros.
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