“La littérature sans idéal”, Philippe Vilain

Temps de lecture : 5 min

 

Extrait

“Écrire après Proust, c’est ainsi, souvent, écrire avec et comme Céline, adopter une langue moins écrite, moins littéraire, pour s’abandonner à une esthétique du parlé, c’est tenter de faire de la littérature à moindres frais, casser les prix de la concurrence pour faire du discount littéraire, en abusant de la fonction émotive du langage pour faire crier en nous la petite voix de l’affect, le baratin sans style, la petite musique des mélomanes qui ne connaissent pas le solfège. Une certaine idée de la littérature classique, rationnelle, meurt avec ces prose de l’affect. A l’inverse de Proust, Céline n’écrit pas il déparle ; de temps à autre, il poétise, trouve dans l’argot des images et des échappatoires poétiques, il illustre, il hystérise, il hurle, rote et “onomatopète” par la langue, il vomit et “sphynctérise” la syntaxe, provoque pour faire “criser” la littérature.”

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

Romancier et essayiste, homme du présent amarré au passé, Philippe Vilain a besoin de réfléchir la littérature qu’il pratique. Son dernier essai « La littérature sans idéal », édité chez Grasset, est un état des lieux objectif et constatatif sur ce qu’il est advenu de la littérature depuis Proust, Gide, Genet, etc. Il n’était pas question pour lui d’être à charge, ni d’émettre des jugements dépréciatifs, ni même de remettre en cause des auteurs. C’est donc sans affects parasites, sans s’embarrasser de la sempiternelle du « c’était mieux avant », qu’il a fourbi ces outils de mesure analytique et parcouru un voyage temporel sur les chemins du paysage littéraire contemporain français.

Du haut de son observatoire du CERACC (Centre d’Études sur le Roman des Années Cinquante au Contemporain) à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris III, Philippe Vilain a porté un regard panoramique sur ce paysage littéraire, a ausculté longtemps, puis analysé. Le diagnostic est sans appel, la profonde mutation indiscutable, le désenchantement réel. La littérature se veut désormais sans attache esthétique, sans héritage, voulant museler ses « pères » et renaître d’aucune cendre. Son évolution a abouti à un désintérêt de l’écriture écrite, une « désécriture » patente, la majorité d’écrivains contemporains s’amourachant d’une forme oralisée, standardisant la narration, la rendant moins complexe, prônant sous l’aimable pression des éditeurs une écriture accessible à tous, élevant le livre comme un banal produit de consommation, sans hiérarchisation de la qualité, avec la complicité tacite des professionnels gravitant autour du livre. Bref, une écriture autocentrée, peu exigeante en temps et en effort, sans nécessité de bagage littéraire… avec, pour toute référence, le modèle du présent. En troquant l’idéal littéraire contre un idéal marchand, la littérature s’est vu dépouillée de sa sève nourricière : la réflexion, sur soi et sur la société, la discussion, l’échange d’idées… pour apprendre, se forger des avis, argumenter, comparer, questionner, évoluer.

Le docteur en lettres modernes relève notamment l’émergence épidémique du culte du réel, une systématisation de la littérature du fait divers. Dès lors qu’un événement survient, dramatique de préférence, et qui aura fait les gros titres, les écrivains contemporains qui s’espèrent journalistes s’en emparent. Ils ont besoin d’un sujet pour écrire. Le « Vu à la TV » sera leur assurance-de-longue-vie du livre, du moins c’est la logique commerciale et marketing qui le dicte. Dès lors, le romancier balancent entre trois genres de littérature du réel : la docufiction (littérature très journalistique), l’autofiction (parler de soi en transformant sa vie) et la biofiction (romancer la vie d’une personnalité).

En les décryptant, Philippe Vilain n’entend pas condamner l’engouement pour ces genres qui font partie de ses lectures et lui-même jouant sur ce terrain de l’autofiction. Ces trois genres s’imposent, c’est indéniable. Ne sont-ils pas dominants, les plus promus par le système, et les plus appréciés du public aussi ? Quoi que… Qui dit que le public bouderait une écriture plus exigeante, au style ciselé, où la poésie des mots s’unirait à la poésie des idées, où le beau surgirait au détour d’une phrase simple ? Qui refuserait un livre qui élèverait la pensée et le cœur, de concert, sans démagogie, sans populisme malsain ?

 En cherchant de quoi s’inspire la littérature d’aujourd’hui, la manière dont elle s’écrit et ce qu’elle vit, cet essai défend en même temps cet idéal égaré dans les strates du temps et du marketing. En s’interrogeant, Philippe Vilain pose un acte d’amour vibrant en faveur du bien écrire, pour la beauté de l’art pur. Et par là même, il nous interroge sur nos lectures et notre écriture, sur cette recherche d’un idéal, de son idéal intrinsèque, affirmé, assumé ou pas encore révélé. Un essai à lire lentement, posément, comme il a été pensé et écrit. Un livre à savourer et à relire pour s’en imprégner. Un livre qui donne envie de partir… à la recherche d’un temps perdu.

Éditions Grasset, 162 pages, mars 2016, 16 €.


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 Interview de Philippe Vilain aux Nocturnes littéraires à Saint-Tropez le 6 août 2016

Nathalie Gendreau. Quel est votre idéal  ?

Philippe Vilain. Mon idéal est forcément un idéal littéraire et poétique. Pour moi, l’idéal absolu est théorique. Pour reprendre Robbe-Grillet, je dirais qu’un véritable écrivain n’a rien à dire, il a seulement une manière de l’écrire. Un livre sur rien seulement attaché par le style, comme le disait Flaubert. Le véritable écrivain, à mon sens, n’a pas besoin de sujet, comme c’est le cas de nos jours. Il peut s’emparer de tout avec sa voix, son regard et sa vision. C’est lui qui s’empare et ce n’est pas le sujet qui s’empare de lui. Pour moi, les écrivains mineurs sont ceux qui ont besoin d’un sujet, à la manière journalistique finalement. C’est le style, le ton, qui va singulariser une voix dans la foule anonyme des autres voix.

 

N. G. Quels écrivains contemporains symbolisent cet idéal ?

P. V. Pour moi, les écrivains les plus importants de notre époque seraient Patrick Modiano, Annie Ernaux, Pascal Quignard, Pierre Bergounioux, Pierre Michon. Ils vont laisser une œuvre derrière eux, au-delà d’un livre ponctuel. Ces auteurs sont dans le travail profond d’une œuvre, c’est-à-dire qu’une œuvre est le trait d’union entre chaque livre, et c’est ce qui fait la cohérence de l’œuvre. 

 

N. G. Comment travaillez-vous  ?

P. V. J’ai un univers, j’écris cinq heures par jour. Je crée une dynamique d’écriture, je reviens toujours sur mon premier jet. Je suis un vrai maniaque. Chaque mot est pesé. Le véritable travail de l’écrivain n’est pas tant d’écrire, c’est de supprimer, de faire des coupes. C’est faire le deuil de passages qu’on croyait bons mais qui n’ont pas forcément de nécessité dans le texte. C’est savoir renoncer à des dialogues qui n’apportent pas grand-chose à la dynamique textuelle. C’est un travail de recomposition de l’écriture, un temps de maturation. C’est aussi tout le temps qui précède et succède le temps d’écriture, où l’on est avec ses personnages. Écrire est un moment de grande solitude.

 

N. G. Qu’est-ce qu’un écrivain aujourd’hui ?

P. V.  Il me semble que l’écrivain d’aujourd’hui incarne de moins en moins son histoire, au profit d’un goût, d’une tendance, une inclination nette vers une forme de présentisme, d’un goût pour son époque, presque narcissique. Il aime l’époque dans laquelle il se trouve et il s’en repaît, il s’en gargarise. Un écrivain doit consacrer du temps à son écriture, travailler sur le long terme, un temps non entrecoupé de mille autres activités. Aujourd’hui, l’écrivain ne pense pas une œuvre, il n’a plus l’ambition de produire une œuvre, il veut produire un livre, assez rapidement consommable qu’il écrit assez vite. Et cela s’est accéléré dans une ère de consommation à outrance. Parmi les écrivains émergeants, très peu restent. En fait, être publié ce n’est plus si difficile que cela. En revanche, exister en tant qu’écrivain, c’est difficile, car on est soumis à la loi du marché. Il faut vendre pour vivre.

 

N. G. Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain ?

P. V. Ce serait d’écouter son cœur… pas au sens des sentiments, mais d’écouter sa propre voix qui sort de ses tripes et de son cœur, et ne pas écrire selon une idée de la littérature. On se fait toujours une idée de la littérature. À ses débuts, on a tendance à vouloir surjouer l’écriture, moi le premier. Quand j’écrivais, j’avais une idée trop haute de l’écriture et finalement ce n’était pas moi. C’est normal, c’est comme dans tout, on écrit à partir de modèles dont on apprend à se départir.


 

3 réflexions au sujet de ““La littérature sans idéal”, Philippe Vilain”

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