“Les Incorrigibles”, Patrice Quélard (éd. Plon)

Temps de lecture : 3 min

Coup de cœur

Léon Cognard, un homme sanguin à la poigne humaniste

À travers une enquête criminelle dans les tranchées, l’auteur Patrice Quélard avait abordé dans son premier opus « Place aux immortels » un aspect méconnu de la Guerre 14-18  : le rôle et le quotidien des gendarmes. Nous avions fait la connaissance du lieutenant Léon Cognard, un homme sanguin à la poigne humaniste et à l’humour caustique. « Les Incorrigibles » (éd. Plon) entraîne ce personnage haut en originalité en Guyane française, en 1919. Affecté par les horreurs de la guerre, il aspire à une retraite dans un endroit reculé. Son choix n’est pas anodin, car il a une obsession  : sauver le bagnard Marcel Talhouarn, condamné à vingt ans de travaux forcés par une succession… de malchances.

À l’appui d’une documentation riche et de témoignages littéraires, Patrice Quélard nous plonge dans l’univers effroyable des bagnes coloniaux, celui de Biribi en Algérie, puis de Cayenne en Guyane française. Là, le régime n’est pas à l’eau ni au pain sec, il est aux sévices corporels et psychologiques. L’auteur nous met face à ce genre d’hommes qui, doués de sauvagerie primitive, savent la raviver quand la bride civile est lâchée. Leur haleine puante de haine et de rage nous laisse haletants. Par bonheur, cette suffocation émotionnelle est tempérée par une écriture qui se coule dans la limpidité et l’intemporalité. L’humanisme indigné de Léon Cognard est aussi un contrepoids salvateur à l’ignominie du système carcéral qui corrompt tout et (presque) tous, des matons à la plus haute hiérarchie.

Bagne de Carvein, plus connu sous le nom de “camp de la mort”

Les incorrigibles forment cette catégorie de bagnards insoumis, qui tiennent tête aux gaffes (matons), rechignent au travail forcé et s’évadent. Leur sort est vite joué  : ils vont se faire « mater » au bagne de Charvein, plus connu sous le nom de « camp de la mort ». On en meurt à feu lent. Si ce n’est des mauvais traitements ou de la malnutrition, c’est d’un mauvais coup d’un autre “Inco”… ou de désespoir. Marcel, notre condamné malchanceux, y sera envoyé après son évasion. Cœur pur au sentiment filial prononcé, il avait accompli la prouesse de s’échapper de son enfer exotique et de rentrer en France… pour embrasser sa maman.

C’est durant cette folle escapade jusqu’à L’Immaculée, village près de Saint-Nazaire, que Marcel avait rencontré Léon la première fois. C’était en 1911. Alors qu’il était poursuivi par ce garde mobile dans le bois de son enfance, il avait entendu que son poursuivant avait fait une mauvaise chute, d’au moins trois mètres. Il avait alors rebroussé chemin pour s’assurer qu’il n’avait rien de cassé. Un comportement étrange de la part d’un bagnard “dangereux susceptible d’être armé”, avait pensé Léon Cognard, intrigué. Ayant contribué à son arrestation, ce dernier n’aura ensuite de cesse de penser à l’éventualité de son innocence. Une fois arrivé en Guyane française, il jouera une partition fine afin de le sortir d’un enfer insoutenable avant que la mort n’achève ses souffrances.

Un pan de notre histoire qui fait froid dans le dos

Dans ce roman, Patrice Quélard nous ouvre les yeux sur un pan de notre histoire qui fait froid dans le dos. Ce professeur d’histoire maîtrise son sujet. Il brosse avec minutie les ambiances et le quotidien avec une écriture cinématographique qui donne à voir et à ressentir. Il procède à une lente vivisection des rouages du système perverti, tranchant dans le vif sans anesthésie, et des conditions inhumaines de ces hommes réduits à des numéros. L’écriture sobre, soignée, précise, sensible laisse une large place à l’humour désabusé, décalé, dépaysant.

Chacun avançant séparément, mais dont les destinées se rejoignent. On découvre ainsi les infortunes carcérales de Marcel qui l’ont conduit au bagne tout en participant au projet de Léon, résolu à lui venir en aide. Dans cette merveilleuse et intense aventure où l’humanisme a deux visages originaux, l’auteur fait un pas de côté de l’histoire pour en conter une autre, celle-là aussi méconnue que véridique, mais qui ne sert pas réellement l’intrigue principale. À ce bémol près – qui nous fait lâcher à contrecœur la main de Marcel –, « Les Incorrigibles » est un remarquable outil de compréhension à remettre entre toutes les mains et qui nous donne envie de relire Albert Londres (« Au bagne » et « Dante n’avait rien vu  : Biribi ». Mais aussi un voyage inouï dans le temps et les émotions.

Nathalie Gendreau

Éditions Plon, 3 mars 2022, 432 pages, à 19 euros.


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