Critique sur “Moi aussi, j’ai vécu”, tendresse au panthéon des souvenirs (Coup de cœur)

Temps de lecture : 4 min

Une narration où l’imaginaire et la fantaisie se taillent la part belle

Sur la scène de la salle Jean-Topor, au théâtre du Rond-Point, un homme se livre. À moins que ce soit la part de l’enfant qui n’a pas grandi. De son livre autofictionnel éponyme, « Moi aussi, j’ai vécu » (éd. Flammarion), Hélios Azoulay a tiré un seul-en-scène poétique, tendre, bouleversant, captivant. Accompagné dans cette écriture par le metteur en scène Steve Suissa, l’humoriste-romancier nous conte le clair-obscur de ses tourments à travers une narration où l’imaginaire et la fantaisie se taillent la part belle. Ce compositeur et clarinettiste, également directeur de l’Ensemble de Musique Incidentale, nourrit ses propres sonorités intérieures qu’il nous transmet, sous l’empire d’une désarmante extravagance. Ainsi, le comédien relate ses retrouvailles avec son père, mort trente-cinq ans plus tôt, en Inde. Chaque fois, il le perd et le retrouve lorsque celui-ci se rend aux toilettes, comme si c’était le passage le plus direct pour rejoindre l’Eden des nostalgiques fantômes. Ce scénario aux étranges tonalités du souvenir réincarné est le prétexte souverain pour le comédien de défricher le chemin de son enfance, qu’il dit éclatée. Ainsi se réconcilie-t-il avec ses douleurs, son manque et ses failles. Ce retour en arrière porté tant par les mots que par les notes de musique lui est nécessaire pour crier à la face du monde, et donc de lui-même, que, lui aussi, il a vécu. Malgré tout.

Un spectacle à la fois profond et illuminé

Le grand-père d’Hélios Azoulay est l’être qui a pris le relais après la disparition de son père, alors qu’il venait de fêter ces quatre ans. Lui aussi, parti trop tôt. Qui pouvait alors le guider ? Dans le silence du passé, accroché à sa fantaisie comme à une bouée pour sauver du naufrage sa personnalité meurtrie, l’artiste souffre du manque de ces deux figures paternelles que la mort a rendu muettes. Grâce à ce spectacle à la fois profond et illuminé, il parvient à les rendre plus vivants que dans son souvenir. Pour s’inscrire davantage dans ce présent idéalisé, il revêt le costume de mariage de son « Pépé ». Il est râpé, un peu trop court aux manches, mais il sied à l’immense tendresse qu’il lui voue. Ainsi faisant, même si l’artiste soulève des pans d’ombre de sa famille, dont certains actes percutent la conscience familiale, même s’il se plaint des tantes et de sa mère qui sont « des pleureuses », il reste digne, solide, conscient de la vie qui coule en lui, en ces générations d’hommes qui l’ont précédé. La mise à nu autobiographique qu’il propose n’est pas impudique. Elle est salvatrice, réparatrice, bienfaisante, cathartique pour cet homme qui prend enfin la main de l’enfant intérieur blessé. Elle est émouvante et jubilatoire pour le public.

L’art consommé d’aller à contrecourant

Hélios Azoulay est connu dans le milieu de la musique pour expérimenter l’art de la dissonance. Amoureux de l’éclectisme des sons et des tonalités, il invente la musique incidentale  : « Une musique divertissante faite pour vous ennuyer et derrière laquelle se cache la pire des musiques de notre époque, fondant le seul et unique ensemble dédié à ce genre », comme le cite France Musique. Il cultive cet art consommé d’aller à contrecourant, d’en chercher d’autres, de plus sinueux, de plus inhabituels, quitte à casser les codes avec fracas pour laisser de la place à un autre possible. Cet art se dessine aussi à travers les mots, employés à rebours, qui « s’oxymorisent », qui réveillent les neurones consensuels. Dans son texte que l’on pourrait qualifier de « ciselé », au risque de se complaire dans le cliché, l’auteur a la « voix gercée », se sent « lourd comme un naufrage »  ; il a cet « air coupable qu’ont tous les innocents » et « ne pleure pas de peur d’égratigner le silence »…

Le silence, la voix de l’éternel absent

Dans cette narration rythmée, le silence a toute sa partition. Il caractérise une autre voix, celle de l’éternel absent, mais aussi cet espoir fou de le combler. Hélios Azoulay le bichonne comme cette peluche blanche qui ne le quitte presque pas. Il arbore la candeur émerveillée de l’enfant. Il roule des yeux, comme éberlué du cadeau qu’il se fait à lui-même. Sa diction savoure la lenteur, les mots en bouche laissent diffuser leur sens dont l’écho s’insinue en nous. Parfois ils résonnent, parfois ils trébuchent. Les pensées qu’il partage sont frappées au coin de l’authenticité et d’une réalité vécue, crue, profonde, complexe, brutale. Quand il endosse le rôle de l’adulte, c’est l’enfant perdu qui ressurgit. Il se démène dans l’incompréhension d’un passé fracturé, d’un père revenu d’outre-tombe qui veut se rapprocher de lui, mais qui reste dans l’évanescence. Ce contraste est saisissant. Il élève le sujet en apesanteur, comme l’esprit de ces ascètes hindous qui flotte au-dessus d’eux, tout en l’ancrant dans les émotions et le rire.

Un Crésus, riche d’une vie intérieure colorée et inventive

Belle complicité entre Steve Suissa et Hélios Azoulay (©NG)

Hélios Azoulay est un conteur incroyable, dont le corps en mouvement est la signature concrète d’un Crésus, riche d’une vie intérieure, colorée et inventive. Pour sa mise en scène, et avec la collaboration artistique de Marielle Rubens, Steve Suissa s’est saisi de cette énergie créatrice pour la laisser exploser dans chaque tableau. Que le comédien soit devant la servante de théâtre, à son arrivée et à son départ, qui rappelle la petite lumière au fond d’un tunnel, à jouer de sa clarinette Mib (plus aiguë que la clarinette standard en si bémol). Qu’il soit assis sur le cuir crème du confident, à converser avec sa peluche, représentant un temps son père disparu. Qu’il déambule à cour et à jardin, évoquant les voyages en train ou en avion, l’arrivée à Bombay, la découverte de la chambre miteuse, la synagogue où il trouvait refuge. Le travail léché des lumières de Jacques Rouveyrollis nous embarque dans ce voyage temporel tout en parvenant à nous projeter dans des espaces différents, délimités, identifiés. Il distingue le présent rêvé du passé, invitant le père et le grand-père. Au fil de la narration, le père disparu fait de plus en plus de place au pépé. Certes, l’un est la continuation de l’autre, mais ce monument du souvenir, ancré profondément dans l’amour, se dévoile comme le véritable socle sur lequel l’artiste s’est construit. C’est ainsi que cette quête éperdue du père se transforme en une reconnaissance envers le grand-père. Une réconciliation qui doit lui permettre de se reconnaître lui-même comme ayant une identité propre… qui a vécu et qui n’a pas fini de le vivre.

Nathalie Gendreau
©Fabienne Rappeneau

Le roman paraît au éditions Flammarion en 2020.


Distribution
Avec : Hélios Azoulay

Créateurs
Texte et musique :
Hélios Azoulay

Metteur en scène : Steve Suissa
Assisté de  : Jessica Duclos

Collaboration artistiques : Marielle Rubens 

Lumière  : Jacques Rouveyrollis

Du mardi au samedi à 20 h 30, le dimanche à 15 h 30 jusqu’au 17 avril 2022.

Au théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris VIIIe.

Durée : 1 h 15

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