« Un si petit territoire », Marc Bressant

Temps de lecture : 3 min

 

Extrait

Après s’être fait étriller et bouchonner comme chaque matin dans le cabinet privé qu’il avait loué pour la durée de la conférence au Bain de la Rose, le plus confortable des établissements thermaux d’Aix-la-Chapelle, le jeune Charles-Auguste s’enferma dans sa chambre d’hôtel.
Sur la table s’entassaient les dossiers que son roi venait de lui faire porter : le texte des accords signés à la fin du congrès de Vienne et les procès-verbaux des quarante-sept réunions tenues depuis entre les plénipotentiaires des Pays-Bas et de la Prusse flanqués de leurs cohortes de géographes, géomètres et autres géologues.
Un crayon à la main, Chartes-Auguste prit le temps qu’il fallait pour se pénétrer de cette prose indigeste. De loin en loin, pour calmer l’exaspération qui montait, il saisissait son épée et devant le grand miroir de la chambre se livrait à quelques assauts frénétiques. Il était un officier, nom de Dieu, pas l’un de ces maudits diplomates ! Sa lecture terminée, il se laissa tomber sur le lit et tenta de concentrer ses pensées sur la stratégie à adopter pour réussir la mission que le roi lui avait confiée.

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥

 

Estampillé roman, “Un si petit territoire”, de Marc Bressant, aux éditions De Fallois, est bien plus encore. À mi-chemin entre l’essai et la chronique historique, ce petit bijou de plus de quatre cents pages passionne l’érudit en herbe qui sommeille en chacun. C’est un ouvrage résolument moderne, mais qui emprunte au passé ses plus beaux vestiges. Une langue belle, sans fioritures, un rien académique, un ton joliment caustique, un livre tel qu’aurait pu l’écrire un écrivain du siècle visité. L’auteur, diplomate de carrière, élève le territoire de Moresnet au rang de héros autour duquel gravitent des générations d’hommes et de femmes investis et imaginatifs. Tous n’auront qu’un seul but : donner à cette minuscule terre neutre, riche et désolée, un destin surprenant, hors norme, et pourtant historiquement vrai : celui de devenir l’embryon d’un plus grand territoire soudé qu’on appellerait Europe. Et ce rêve qui commence en juin 1816, un an après Waterloo, va prendre corps et âme le lecteur impressionné et touché. Une préfiguration stupéfiante de l’Europe du XXe siècle… vouée à être engloutie par l’Empire allemand en 1914.

Un si petit territoire, où le destin d’une terre en sursis nommé Moresnet. Voilà comment aurait pu être sous-titré ce roman qui commence en ce balbutiant XIXe siècle, après que l’Ogre Napoléon s’est retiré formellement de l’Histoire. Le champ libre pour le partage de cet Empire déchu, les pays vainqueurs, par la voix de leurs diplomates, se disputaient la moindre parcelle au Congrès de Vienne. Au terme de réunions houleuses, il ne leur restait plus qu’à statuer sur une terre de moins de quatre kilomètres carrés, enclavée entre les frontières prussiennes, hollandaises et belges. Une commune d’apparence insignifiante, mais qui cristallisait toutes les convoitises. Elle recelait en son sein la plus grande réserve au monde de zinc, ce nouveau matériau fabuleux avec lequel on allait recouvrir les toits du nouveau Paris d’Haussmann. Qui contrôlait l’industrie du zinc assoirait sa suprématie militaire. À peine l’encre de la paix séchée que les puissances européennes anticipaient la prochaine guerre.

Deux officiers, rompus aux ruses militaires, vont s’inventer diplomates sur l’ordre de leur roi respectif pour sortir leur pays de l’impasse diplomatique qui, sans cela, menaçait de déboucher sur une nouvelle guerre. En proposant de couper le petit territoire en trois et de créer une zone autonome et neutre, c’est-à-dire sans soldats, ni police, ni juges, les novices font naître l’estime de leur roi et des inimitiés rancunières qui vont les poursuivre jusqu’à leur trépas. Ces fringants militaires deviendront amis, aimeront la même femme, une des trois merveilleuses sœurs Mulligan, et auront des destins chahutés, alors que tout leur souriait. Leurs enfants et petits-enfants vont grandir dans l’amour de ce petit pays pour qui les fondateurs ont dessiné un drapeau, créé une économie sociale exemplaire, en important l’espéranto pour unifier les différentes langues et idiomes qui y cohabitaient tant bien que mal. Mais ces officiers et leurs descendants vont aussi œuvrer pour le sauver des chausse-trappes ourdies par les espions prussiens, puis allemands, que la neutralité d’un si petit pays à leurs portes insupportait. Moresnet était par son statut devenu le refuge inviolable des révolutionnaires pourchassés et autres utopistes. Un îlot de paix dans un XIXe siècle secoué en Europe par les débats contestataires, les soulèvements, les révolutions.

Découvrez Moresnet, un lieu improbable pourtant réel et une curiosité historique hallucinante, au travers de cent années menées tambour battant, en chapitres percutants et courts, respectueux de l’Histoire, mais laissant place au rêve et aux illusions de paix. Un livre à ne pas manquer, qui montre avec clarté le premier avortement d’une Europe en mal de paix. À l’heure des prochaines élections en France et en Europe, à l’heure où l’échiquier du monde prépare ses pièces d’artillerie, il n’est pas inutile de s’immerger dans un livre qui relate les errements d’un passé qui a manqué son rendez-vous avec la paix. À la fin trop vite arrivée, l’on s’interroge : le XXIe siècle sera le siècle de la maturité de l’Europe ou ne le sera pas.

 

Éditions De Fallois, avril 2017, 416 pages, 22 euros.

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