“Trahisons”, l’amour conté à rebours

Temps de lecture : 3 min

 

THÉÂTRE & CO 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

Après “Le Monte-plats” d’Harold Pinter en 2015 et 2016, Christophe Gand récidive en mettant en scène avec finesse et intelligence une autre pièce de cet auteur prolifique au théâtre Lucernaire. Sous influence autobiographique, “Trahisons” autopsie l’amour et l’amitié, en dévoilant les trahisons entre le mari, la femme et l’amant. Un trio somme toute banal dans la littérature, qui tend souvent à dévier vers le vaudeville dans le spectacle vivant. Or Harold Pinter prend le contre-pied avec l’élégance d’un danseur étoile pour narrer son histoire à rebours, par petits sauts de dates, de 1975 à 1968. Il insuffle ainsi à sa pièce une énergie dans les échanges et une profondeur dans les silences, remodelant la banalité en originalité. En remontant les événements depuis la fin de l’histoire jusqu’à son début, l’auteur s’attache davantage le public complice qui, sachant tout, se voit ressentir de l’empathie et reste bienveillant devant les égoïsmes des personnages qui s’affrontent.

L’histoire commence par où tout a fini : les retrouvailles de deux amants, Jerry (Yannick Laurent) et Emma (Gaëlle Billaut-Danno). Leur histoire d’amour n’ayant su résister, ni à l’usure des mensonges ni à l’impasse de la relation, s’était soldée deux ans plus tôt par une séparation. La rencontre provoquée par Emma, si elle est marquée par l’embarras et la nostalgie, se mue peu à peu en révélations. Désormais galeriste, elle a décidé de quitter son mari Robert (François Feroleto), dont elle sait qu’il n’a cessé de la tromper tout comme ce dernier connaissait l’idylle d’Emma avec son meilleur ami, Jerry. L’annonce provoque un fort émoi chez cet homme qui n’a jamais voulu quitter sa femme. Non pas parce qu’Emma se retrouve libre, mais parce que son meilleur ami, Robert, ne lui a jamais confié qu’il savait. L’amant se sent alors trahi par cet ami qu’il a pourtant cocufié pendant près de sept ans sans états d’âme.

De fil en aiguille, entre révélations et secrets, entre l’amour et l’amitié, ce sont les personnalités du triangle amoureux qui se révèlent, laissant apparaître toute leur humanité dans les fêlures, les lâchetés, les duplicités, les contradictions, les compromissions, les mensonges. De tableau en tableau, à la chronologie inversée, des retrouvailles aux origines du coup de foudre, l’intrigue amoureuse fait remonter des fragments de mémoires signifiants de la relation mais aussi de l’époque. Car, ne l’oublions pas, l’histoire commence en 1968, époque qui manifeste pour libérer la femme des carcans ancestraux et des stéréotypes sur la mère au foyer. Les dialogues à l’économie de mots, soulignés de silences éloquents, invitent à ressentir pour comprendre, et non l’inverse.

Les comédiens s’incarnent magnifiquement dans leur personnage, en accomplissant l’exercice complexe de les faire évoluer à rebours. Gaëlle Billaut-Danno glisse avec nuance de la galeriste ambitieuse et future divorcée à l’épouse au foyer déçue qui se prend d’un fol amour pour l’ami d’enfance de son mari. Yannick Laurent fait progresser le personnage de l’amant, de la lourdeur inquiète vers une candeur attendrissante. Le comédien nous amène à appréhender la complexité du personnage qui s’entête à l’immobilisme en usant de la manipulation pour que rien ne change. Quant au mari cocu, éditeur de son état, qui trompe sa femme, il reste fidèle à lui-même, dans le sarcasme et l’ironie. Par son jeu mêlé de provocations et d’indifférence à tout sentiment, François Feroleto parvient à rendre son personnage – au passage buveur impénitent – hautain, inaccessible, intouchable. Et dans cette chorégraphie de cœurs malmenés, un quatrième luron (Vincent Arfa) s’immisce sur scène pour faire évoluer le décor interchangeable. Tout en discrétion élégante, par ses gestes de mime gracieux, il permet de suspendre le temps, un temps précieux qui va chuter sur la promesse de lendemains qui s’aiment.

Nathalie Gendreau



 « Trahisons »

Auteur : Harold Pinter
Mise en scène de Christophe Gand
Avec : Gaëlle Billaut-Danno, Yannick Laurent, François Feroleto et Vincent Arfa

Scénographie : Goury
Décor : Claire Vaysse
Costumes : Jean-Daniel Vuillermoz
Lumières : Alexandre Icovic

Production : Coq Héron

Co-Production : Parfum de Scènes
Co-Réalisation : Théâtre Lucernaire

Au théâtre Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris.

 Prolongation du 24 janvier au 18 mars à 19 heures, et le dimanche à 16 h.

Durée : 1h20.


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