“Reflets des jours mauves”, Gérald Tenenbaum

Temps de lecture : 3 min

Extrait (pages 110-111)
“La nature n’obéit pas aux lois du hasard, elle suit un plan. Ce n’est pas parce que le hasard est capable d’introduire des fluctuations dans ce plan qu’il dirige les opérations. Après des années de réflexion et de méditation sur le sujet, Lazare est à présent convaincu que le vivant a proprement domestiqué le hasard, qu’il l’utilise à son profit exclusif, cultivant le champ des possibles, y moissonnant de la complexité pour s’en nourrir. Car le vivant est insatiable, il est affamé par essence, il est vorace et impitoyable. La complexité est son aliment.”

(Gérald Tenenbaum)

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

Dans ce neuvième roman, « Reflets des jours mauves », l’auteur mathématicien Gérald Tenenbaum nous convie à prendre place pour l’écouter. Élaborant une conversation à sous-ensembles qui interagissent, des rencontres ont lieu entre l’auteur et son lecteur, entre le professeur Lazare et son auditoire, et entre le passé de ce narrateur et son amour perdu. L’heure de la retraite a sonné pour ce généticien renommé. C’est peut-être aussi l’heure, pour lui, enfin, de se libérer du poids de sa découverte, qu’il a tenue secrète pendant trente ans et qui a précipité la perte de l’amour de Rachel. Se saisissant d’une demande d’interview comme d’une bouée de sauvetage, il se lance dans le bain des souvenirs tissés d’hérédité et de fatalité, dont les remous intérieurs n’ont cessé leur cogitation. Arrimé à ce besoin de confession, Lazare rembobine le film de sa carrière jusqu’à la rencontre qui a modifié sa vision du monde et sa trahison par excès de protection. Doit-on alerter l’être cher d’une mort possiblement imminente ? Les gènes peuvent-ils mentir ? Le hasard a-t-il sa part ? Lazare qui a, par le passé, choisi de se taire entend parler. Une fois pour toutes. Avec une écriture aussi légère que précise, aussi érudite que poétique, Gérald Tenenbaum nous emmène, heureux captif que nous sommes, dans l’infini petit du corps et l’infini grand du cœur. Ainsi se crée l’alchimie de l’instant présent.

Résumé

À la veille de sa retraite, le professeur Lazare est célébré pour sa carrière de chercheur. Il a consacré toute sa vie au génome humain, au déchiffrement de sa partition, puis à l’avènement de l’épigénétique. Las des agitations laudatives de la fête, il s’éclipse pour se réfugier dans le sous-sol cosy de son bar préféré, où il invite à le suivre Ethan, un jeune journaliste « ayant pour projet d’étude les vieilles croyances, voire la Kabbale » et les « rapports étranges que toutes ces traditions entretiennent avec le hasard ». Étonnamment, Lazare consent à répondre à ses questions. Peu à peu, il va comprendre que c’est le moment ou jamais de déposer son fardeau. Il souhaite partager le secret de sa découverte qui aurait pu bouleverser le rapport à la mort des hommes. Mais évoquer ses recherches devant un auditoire qui s’élargit aux quelques clients présents dans le bar l’engage à revenir sur les conséquences malheureuses de sa découverte qui l’ont conduit à trahir la confiance de Rachel. Il y a trente ans, cette photographe avait intégré le programme d’étude de Lazare pour retrouver son histoire à travers les gènes dont elle a hérité de ses êtres chers morts trop tôt. Ce sera l’amour d’une vie de ces deux êtres que la génétique a rapprochés, puis séparés.

Pour approfondir

À la manière de Stephan Zweig, Gérald Tenenbaum nous plonge dans l’ambiance feutrée et particulière d’une confession qui chemine à rebours vers la résilience d’un narrateur qui se souvient. Il découpe au scalpel une tranche de vie, décomposant les mouvements et les situations avec la précision rigoureuse d’un condamné « à vivre ». Il donne du poids à l’anodin ritualisé, aux menus gestes, à l’habitude ouateuse qui renferme la rançon d’une découverte et de ses amours avortées. La sophistication de l’écriture est à l’image de la rigueur scientifique. Lazare coupe et recoupe ses chers moments passés comme pour en séquencer l’intrus. Avec ce choix cornélien entre garder ses craintes pour soi et alerter d’une probable prochaine mort, entre la quête de l’absolu et la réalité, Lazare s’égare, tergiverse, se conforte, s’aveugle, se fait lâche. À mesure que la tension de l’histoire s’élève, Lazare revient au récit, s’offre un intermède, interagit avec la petite assemblée qui l’entoure et l’écoute religieusement jusqu’au moindre soupir, au moindre silence. Tout est signifiant. L’auteur sacralise autant les souvenirs du narrateur, qui plonge en apnée dans son passé, que ces retours réguliers dans le présent rempli de petits riens qu’il met en scène et en nuance. C’est une respiration nécessaire qui fait du bien, une opposition temporelle qui rend plus vif ce qui est révolu, mais aussi le chemin d’une réconciliation, voire d’une reconnaissance.

Nathalie Gendreau

Éditions Héloïse d’Ormesson, 3 octobre 2019, 208 pages, à 17 euros.

2 réflexions au sujet de ““Reflets des jours mauves”, Gérald Tenenbaum”

  1. La recension de Nathalie Gendreau porte les reflets du livre et celle du commentaire précédent offre une mise en abyme juste du récit de Gérald Tenenbaum. Il est assez agréable de trouver des correspondances avec son propre point de vue. Reflet de jours mauves est effectivement un livre à offrir. Je n’en dirai pas plus, si ce n’est que l’air du temps serait apaisé si tous se remettaient à lire cette littérature poignante, discrète et belle.

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  2. Comme au cinéma lorsque une joie irrépressible vous pousse à applaudir sans « se soucier des regards obliques des spectateurs honnêtes » (merci Brassens) je ferais une « standing ovation » (pardon la France) à cette chronique de Nathalie Gendreau.

    D’abord pour la découverte de ce roman tellement prometteur que je vais l’inscrire in petto sur la liste des cadeaux à faire… ou à me faire. Signe ou hasard en cette veille de Noël, le nom du héros, Tenenbaum fait immanquablement penser à « Tannenbaum », sapin en allemand, qui donna son nom à une des chansons de Noël les plus connues sous le titre « Mon Beau Sapin… »

    Ensuite pour sa rédaction. Nathalie Gendreau jongle avec les mots justes et recherchés sans jamais en laisser tomber un seul.

    Pour conclure, je dirais simplement au lecteur « lève-toi et marche »… vers le libraire.

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