“Raymonde”, Audrey Poux

Temps de lecture : 4 min

 

Extrait

” – RAYMONDE ! ! !

Sa voix portait de l’autre bout du couloir. J’accourus en petites foulées.

– Elle est bronde, grasse avec un air bovin ! Vous l’avez trouvée où celle-là, dans une ferme du Perche ?

– Bronde ?

– Enfin, tu lis la presse ou t’es juste là pour enfiler des perles ? Bron-de, mi brune, mi blonde, une fille plouc par excellence. Je ne sais pas, moi. Aide-la à se décider sur une couleur, mais là c’est dégueulasse… elle ne peut pas me faire ça.

Longue pause. Elle me dévisagea de la tête aux pieds, puis focalisa son oeil perçant sur mes yeux.

– Toi, en revanche c’est pas mal, t’as fait un truc ? Un coup de Botox, un filler, il se passe quelque chose là, on aime, on aime !

– Euh non, je me suis juste maquillée les yeux car j’ai mal… On s’en fout ! C’est très bien, mais là tu le fais tous les jours en fait, ta gueule de déterrée, c’est pas possible. A ton âge le mascara, c’est pas en option.” (page 129.)

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

 

Qui a vu et aimé le film « Le diable s’habille en Prada » doit se précipiter sur « Raymonde » d’Audrey Poux, aux éditions De Fallois. Un premier roman très réussi  : enlevé, cruel, grinçant et drôle. Le style de l’auteur, aux traits bien marqués, détourne l’horreur de comportements éminemment nocifs et parvient à sublimer les situations avilissantes et les propos blessants. Le talon dans une cage à titi en couverture en dit long sur la dérision dont fait preuve l’auteure. En fait, Raymonde s’appelle Chloé. Mais comme ce prénom était déjà pris dans la rédaction du magazine de mode « Dolce Vita », la rédactrice en chef, langue venimeuse et esprit retors comme armes de poing, rebaptise sa nouvelle chef de service de son deuxième prénom  : Raymonde. Ce baptême aux couleurs de l’extrême onction est le point de départ à l’enfer pavé de très mauvaises intentions et à un livre qui brosse des portraits très gratinés. Ni les hommes ni les femmes n’y échappent. De fait, c’est un monde de la mode qui est décrit, décrypté, démythifié, dans toute sa cruauté froide et glaçante, car découpé au scalpel professionnel d’une journaliste du sérail. Que ce roman soit inspiré ou pas de faits réels, « Raymonde » prend à la gorge et ne lâche pas sa prise facilement. Saisissant !

Chloé, alias Raymonde, est persévérante, une obstinée aux névroses envahissantes. Au lieu de démissionner, les talons sous le bras pour fuir au plus vite, elle insiste. Elle est persuadée qu’elle parviendra à faire reconnaître son professionnalisme, ses compétences et sa plume alerte auprès de sa nouvelle rédactrice en chef. Mais celle-là est au-delà de l’exigence, elle est purement imbuvable, un être méprisant, une tortionnaire en Prada ou Gucci. Chloé n’est pourtant pas une novice, elle connaît cet univers communément malveillant et féroce. Jusque là, elle s’était battue pour surnager dans ce vivier de requins au féminin sans trop de casse. Mais là, tout se dérobe sous elle, sa capacité illimitée de résilience n’y suffira pas, surtout quand son mari la quitte par SMS, que ses parents lui demandent de renoncer à son héritage et que sa tortionnaire la licencie pour embaucher la stagiaire en CDI. Le Graal qu’elle convoitait ! Et tout cela le même jour ! Alors, après une ultime estocade dans l’ascenseur, elle voit rouge, un rouge sang qu’elle a la possibilité de faire couler. Il lui suffirait de presser sur la détente de son Beretta qu’elle a collé sur la tempe de sa pire ennemie qui a laissé sa superbe au vestiaire.

« Raymonde » est le roman d’une profession exigeante et implacable, mais si fascinant. Même rabaissée, l’héroïne ne renonce pas. Elle aime son métier par-dessus tout, mais aussi ses nombreux avantages qui donnent la sensation, bien superficielle il est vrai, d’exister. Exister aux yeux des autres, et en premier lieu aux yeux de ses parents, mari et enfants, c’est l’objet de toute sa vie, pour son malheur. Chloé a pour mère une Folcoche 2.0, comme elle la surnomme avec son humour grinçant qui la sauve de la folie. Pour son père, elle est transparente. Avec son mari Félix, ce n’est plus l’amour fou, qui a laissé le pas aux exigences professionnelles, aux altercations et à l’ennui à deux. Pour comprendre l’acceptation de Chloé aux pires sévices psychologiques de sa rédactrice en chef, Audrey Poux retrace son univers familial, brossant des portraits à l’acide des parents égoïstes qui la prépare à subir sa vie durant, jusqu’au jour du « pétage de plomb »… salvateur. C’est à une lente ascension vers la tragédie que l’on assiste, Chloé surmontant obstacle après obstacle, courant entre sa psy, ses amies, les membres de sa famille désunie et son mari volage. La gradation de la tension met en haleine, la mise à nue de la perversité soulève l’indignation, la banalisation du pire mise en exergue avec un humour détaché sidère. Ce roman, en dépit de la maltraitance psychologique, est d’une drôlerie implacable et d’une impertinence libératrice. Le moment de la critique de Christine Angot sur le roman de Chloé, grâce à une subtile mise en abîme, est si authentiquement inintelligible qu’on entendrait presque la voix de cette chroniqueuse de « On n’est pas couché ». Et, pour ne pas bouder son plaisir d’imagination, chaque tête de chapitre porte le nom d’un titre de film, annonciateur de la teneur des aventures de Raymonde. En quelque sorte, la cerise sur le gâteau !

Nathalie Gendreau

 

Éditions de Fallois, 13 février 2019, 310 pages, à 18 euros en version papier et 13,99 euros en version numérique.

 

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