« Qui va là ? », ou l’errance à nu

Temps de lecture : 3 min

THÉÂTRE & CO 

Avis de PrestaPlume  ♥♥♥

Critique éclair

Le Théo Théâtre accueille jusqu’au 17 décembre Thierry de Pina, un SSF – comprendre un Sans-Scène-Fixe –, comme il se plaît à dire. Durant trois semaines, le comédien a trouvé un toit pour son personnage Alexandre Cabari, un SDF au cœur tendre, mais aux pensées chagrines. La pièce « Qui va là ? », d’après Emmanuel Darley, a été jouée à domicile, à Nice, à la suite du premier confinement. Un succès stoppé en plein vol par le second confinement ! Cet ancien épidémiologiste qui, a raccroché la blouse de chercheur en 2007 pour devenir comédien, a donc adapté le texte pour la monter sur scène. Véritable rencontre de destins, entre un comédien sans scène et un homme sans domicile, tous deux désœuvrés. Joué au Festival Off d’Avignon cet été 2021, ce texte retrouve donc un lieu pour exister. Parcours erratique s’il en est à l’image du personnage, un pauvre hère qui prend en otage les spectateurs d’un théâtre pour leur raconter ses souvenirs. Se faisant complices d’une heure, ces derniers jouent le jeu et deviennent le réceptacle de la confidence d’une déshérence émouvante.

Résumé

« Quelle heure est-il ? », nous demande un spectateur, dans notre dos. À peine a-t-on répondu qu’il rétorque que le comédien est très en retard, ce qui semble l’agacer au plus haut point. Il se lève avec son barda et sort sans discrétion, puis revient, monte sur scène, visite les coulisses, puis réapparaît, tout sourire, l’œil pétillant. Il suffit de quelques secondes pour comprendre que le spectacle vient de commencer. Alexandre Cabari est un squatteur assumé qui profite d’avoir quelqu’un à qui parler pour revenir sur les traces de son enfance et l’errance d’une vie qu’il se propose de mettre à nu. Son point d’ancrage est un fauteuil, qui ressemble en tout point à celui de sa mère, Diana Maria Francesca, une femme abandonnée par son mari. Il farfouille dans les coulisses pour trouver une échelle, ce sera sa chambre, ouverte sur le stade où il rêvait de rejoindre les gosses pour disputer un match. Mais sa mère s’obstinait dans le refus, elle craignait tant d’être abandonnée par son fils. Il trouve ensuite un carton qui tiendra lieu de table basse et une bassine d’eau qui figurera la salle d’eau. Le voilà chez lui, comme un coq en pâte… Le temps d’une confidence à bâtons rompus.

Pour approfondir

Alexandre Cabari occupe ainsi les lieux vides pour exister aux yeux de ses congénères. D’être quelqu’un, de bien ou de mal n’est pas la question. Mais quelqu’un qui a une existence tangible pour l’autre. Depuis que « maman est passée », il se promène avec l’urne contenant ses cendres. Il l’embarque dans un voyage à multiples destinations. Une vie passée dans les gares et les trains, « ses maisons provisoires », à fuir un passé envahissant, revenant un temps à sa maison d’enfance, pour ensuite repartir comme on se fait la malle. Vivante, sa mère était omniprésente, dans son cœur et ses pensées jusqu’à l’insomnie. Morte, elle n’en est que plus présente, presque encombrante. Le fils prodigue ne peut ou ne sait où la laisser reposer. Alors il la conserve dans un sac plastique d’un grand distributeur. Voilà toute sa richesse et tout son malheur. À la suite d’une cuite mémorable dans une salle des pas perdus, il la perd. Fou de douleur, il disjonctera, ce qui lui vaudra un séjour en prison. Fini les gares glauques, les trains bondés et sales. Il se trouve à quai, en gare de triage. Mais tout aussi paumé dans une existence étriquée à l’horizon restreint.

Le jeu sensible et incarné de Thierry de Pina porte un texte au premier abord décousu, erratique, sans trame, comme les pensées du SDF aux éclats de vie effilés qui tailladent son individualité, autant de blessures que sa mère ne saura panser. Rien n’est dit, tout est suggéré. La possessivité maternelle aura été la première prison du fils, qui ne pourra jamais s’en délivrer. Empêché d’être un enfant à l’âge de l’innocence, il gardera la pureté d’un être limité. Empêché d’être un adulte à l’âge de la responsabilité, il perdra la maîtrise de son destin. Thierry de Pina incarne à merveille cet être fragile, submergé par un passé castrateur. Son personnage et lui semblent ne faire qu’un. Le SSF et le SDF se mettent à nu, comme deux frères d’infortune pour se redonner courage, effeuillant leur douleur dans un striptease impudique ; comme si le malheur pouvait être pudique ! Le comédien porte l’innocence dans son phrasé, dans le ton, sur son visage aussi. Dans ses yeux se noient l’incompréhension et la résignation. Dans les nôtres passeront moult sentiments. Sans doute différents selon la sensibilité de chacun. Mais sûrement celui de la reconnaissance d’avoir soulevé un pan de la misère humaine, sur laquelle le train d’enfer de la vie pousse à « ne pas s’attarder », en ranimant la candeur originelle en nous. Une émotion réconfortante qu’un cœur en transit nous a donné à ressentir l’espace d’une heure.

Nathalie Gendreau
©AF&C/©UlyssePicture


Distribution
Avec : Thierry de Pina

Créateurs

Auteur : Emmanuel Darley
Mise en scène : Collectif Ah le Zèbre !
Adaptation & production : Ah le zèbre !  

Les jeudis et vendredis à 19 h 30 jusqu’au 17 décembre 2021.

Au Théo Théâtre, 20 rue Théodore Deck, Paris XVe.

Durée : 1 h

1 réflexion au sujet de « « Qui va là ? », ou l’errance à nu »

  1. Depuis que j’ai choisi Nathalie Gendreau comme boussole pour m’indiquer livres, théâtre ou music hall, je m’aperçois que je ne suis quasiment jamais déçu lorsque je suis ses conseils. Cette cohabitation épistolaire m’a progressivement permis de deviner, parfois son degré d’émotion au delà des lignes. Et là, il m’a semblé qu’il était presque au maximum pour évoquer « Alexandre Cabari » le SDF interprété par Thierry de Pina sur la scène du Théo Théâtre, 20 rue Théodore Deck, 75015.

    Les SDF sont des personnages fascinants. On hésite souvent à les « classer » entre libertaire ou âme cabossée par la vie. Il m’arrive d’échanger quelques pensées avec ces « invisibles », lorsque que Dame Fortune m’autorise quelques libéralités, et je ne suis jamais déçu du voyage, récompensé par un regard où pointe l’étonnement heureux d’être reconnu comme un semblable.

    Rencontres fugaces pendant lesquelles on partage timidement un sentiment que l’on croyait perdu. C’est ce sentiment rare que Thierry de Pina a manifestement su transmettre ce soir là à Nathalie Gendreau.

    Courrez vite au Théo Théâtre, vous y trouverez bien plus qu’un spectacle.

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