« Marx dans le jardin de Darwin », Ilona Jerger

Temps de lecture : 3 min

 

Extrait

“Emma avait le choix entre la peste et le choléra : écouter ou bien une affreuse prise de bec sur Dieu, ou une bien fastidieuse conférence sur le lombricus. Car de même que les vers de terre, en engloutissant consciencieusement les petits cailloux dans leurs entrailles, travaillaient excellemment le sol, de même Charles digérait d’énormes quantités de faits et produisait des phrases de long format qui, une fois démarrées, étaient difficiles à stopper. Et qui, comble d’ennui, entre-temps reprenaient les termes du livre sur les vers, dont elle avait plusieurs fois corrigé les épreuves.” (page 184)

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥♥

 

Premier roman de la journaliste allemande, Ilona Jerger, « Marx dans le jardin de Darwin » est un petit bijou. Ancienne rédactrice en chef d’une revue de vulgarisation scientifique à Munich, l’auteure nous livre corps et biens deux sommités libres penseurs sur un plateau d’airain. Scrutées à la loupe de l’histoire et décortiquées avec méthode, les théories de Charles Darwin et Karl Marx s’opposent et se rejoignent dans une narration enlevée (traduite par Bernard Lortholary), qui donne à ce roman une facture biographique riche et intéressante. Contemporains, ces deux êtres d’exception habitaient dans la région londonienne, non loin l’un de l’autre, peut-être sans le savoir  ; ils auraient pu entreprendre un échange épistolaire, et même se rencontrer. Ilona Jerger leur a offert cette occasion en créant le personnage de Beckett, un médecin également libre penseur et confident, qui fait le lien entre les deux hommes vieillissants et souffrants. Ainsi parvient-elle à rendre fluide et éminemment passionnante la pensée des deux intellectuels, quelque peu âpre à comprendre d’ordinaire, traçant dans leur parcours, là des parallèles, là des lignes divergentes. C’est alors que ces deux êtres et leurs proches, leurs pensées et caractères, leur vie et habitudes se colorent et s’animent sous nos yeux curieux et ravis.

Londres. 1881. Darwin vit bourgeoisement dans la campagne proche de Londres. Marx croule sous les dettes dans un quartier modeste. Ils ont quasiment le même âge. Tous deux étaient promis à un bel avenir dans la religion, mais leurs recherches les ont menées vers un autre destin, non moins facile, mais hors norme par la diffusion de leurs pensées et leurs impacts phénoménaux. Ils ont eu à batailler contre des ennemis communs que sont les anglicans pour faire connaître leurs théories et les asseoir dans la légalité. Dans leur vie personnelle, ils connaîtront le même bonheur en amour, les mêmes joies avec leurs enfants respectifs et les mêmes chagrins avec la perte de l’enfant préféré. Souffreteux sur leur fin de vie, ces deux beaux esprits du XIXe siècle travailleront jusqu’à leur dernier souffle et se suivront rapidement dans la mort. Darwin aura droit à des funérailles nationales (1882), Marx sera enterré avec moins de faste (1883). Deux vies vécues et écrites avec la passion du travail jusqu’aux dernières heures, que le Docteur Beckett, personnage fictif, mais sympathique, s’applique à nous faire connaître.

Ilona Jerger nous offre un roman à la hauteur de la vie de ses sujets d’étude. Non seulement elle maîtrise l’œuvre et la vie des auteurs de L’Évolution des espèces (1859) et de Capital (tome I, 1867), mais elle a su avec une simplicité admirable confronter leurs idées par le truchement d’un tiers très à l’écoute, car également libre penseur. À chaque page, on se satisfait de ne pas avoir cédé à l’appréhension du propos que l’on s’imagine âpre et trop théorisé. Il n’en est rien. La mécanique narrative fonctionne mieux que bien, le plaisir de lecture est constant. Grâce à une écriture imagée, on visionne à l’envers le film de leur vie. Quelques notes humoristiques émaillent même ici ou là des dialogues enlevés, rendant plus que vivants les deux savants. L’auteure les fait évoluer dans leur intérieur, reconstituant leur quotidien, évoquant leurs doutes, leurs regrets, leurs colères et leurs rêves. Elle a pu dépeindre leur caractère affirmé et leurs convictions tout aussi affirmées grâce à leurs correspondances respectives, auxquelles elle a pu avoir accès. Son analyse psychologique des deux hommes, fine et nuancée, donne un supplément d’âme indéniable à ces deux biographies en une.

Nathalie Gendreau

 

Editions de Fallois, 21 août 2019, 300 pages, à 20 euros en version papier et 15,99 euros en version numérique.

 

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