“L’Ordre du jour”, Éric Vuillard

Temps de lecture : 3 min

 

Extrait

“Je les ai revus, ces films. Certes, il ne faut pas s’y tromper, on a fait venir des militants nazis de l’Autriche entière, arrêter les opposants, les Juifs, c’est une foule triée, purgée ; mais ils sont bel et bien là, les Autrichiens, ce n’est pas seulement une foule de cinéma. Elles sont bel et bien là, ces jeunes filles aux tresses blondes, joyeuses, et ce petit couple qui hurle en souriant – ah tous ces sourires ! ces gestes ! Les banderoles qui frissonnent au passage du cortège ! Pas un coup de feu n’a été tiré. Quelle tristesse !” (129)

 

Avis de PrestaPlume “Coup de cœur”

 

Les écrits d’Éric Vuillard sont régulièrement distingués par des prix. Avec le dernier en date, “L’Ordre du jour” chez Actes Sud, il décroche le prix Goncourt, le Saint Graal des auteurs, alors même qu’il n’était pas favori. Le thème et le style ont emporté l’adhésion de la majorité du jury ; ils plairont à coup sûr à ceux qui n’ont pas encore lu ce petit bijou d’orfèvrerie littéraire. L’auteur s’est penché sur le thème de la Seconde Guerre mondiale, mais circonscrit au financement du parti national-socialiste et à l’Anschluss. Sujet ambitieux s’il en est par la rareté des ouvrages sur ce pan délicat, mais fondamental, de l’Histoire. Car, au début, il y a toujours l’argent ! Sans financement, y aurait-il eu l’annexion de l’Autriche ? Hitler aurait-il eu les moyens de sa démesure ? L’auteur met brillamment en perspectives l’envers de cette invasion loin d’être aussi glorieuse que ce que la propagande nazie a voulu faire croire. Il nous l’explique avec la précision d’un compte-à-rebours inéluctable. Les dates se répondent entre elles et se répercutent dans la promesse de la fureur. Le déroulement des préparatifs de guerre est la funeste conséquence de ce fameux ordre du jour qui a validé le versement de dons substantiels dans les caisses du parti.

Palais du Reichstag, le 20 février 1933. Le parti national-socialiste a besoin de fonds pour s’imposer dans le paysage politique allemand. Alors, au nom du chancelier Hitler, Goering convoque les plus illustres familles d’industriels allemands. Pour ces poids lourds de la finance, il est temps d’en finir avec l’instabilité du régime. Voilà pourquoi ils signent de gros chèques d’une banalité effarante, comme ils l’auraient fait en d’autres circonstances pour d’autres partis représentant la force de loi. L’Histoire n’est pas encore écrite, mais leur paraphe est un blanc-seing pour tous les desseins de suprématie d’Hitler, le coup d’envoi des bouleversements à venir dans les équilibres mondiaux. Car, à partir de ce précieux carburant monétaire, les usines vont pouvoir vomir leurs Panzers et les déverser sur les routes. Sauf que la marche triomphale des forces motrices d’Hitler s’est embourbée dans les fossés, tout bonnement en panne sèche. Le panache orchestré de l’invasion de l’Autriche, ce 12 mars 1938, avait le visage d’une débâcle lamentable, à l’image des subterfuges pour tenter de transformer cette invasion en sauvetage aux yeux du monde. Il était encore temps d’arrêter ce foudre de guerre fantoche que personne, ou presque, ne prenait au sérieux. Après ce serait trop tard. Mais ce fut trop tard. Le bluff a marché. Des Autrichiens acclamèrent Hitler qui avait fini par arriver. Où étaient les autres ? Ils s’étaient évanouis, tués ou suicidés, mais forcés de disparaître par la haine aveugle. Mais qu’est-ce que le suicide pour ces hommes et ces femmes, fous de cette douleur collective ? Pour Éric Vuillard, “leur suicide est le crime d’un autre“.

L’auteur s’entend à merveille pour raconter dans le menu un fragment du passé, une sorte de pris sur le vif d’une journée décisive où tout bascule. Alors, il ralentit au cadran de l’Histoire les heures aux répercussions inimaginables, que seul le futur peut disséquer avec toutes les cartes en main. Mais il ne se contente pas de rapporter, en style journalistique, les étapes de ces événements peu connus. Il insémine la vie pour en ausculter les travers et les beautés. Il se saisit de l’anodin, de l’ordinaire des gestes et des comportements, pour le décrire avec minutie. Cet éclairage renforce les ombres du fait exceptionnel de la réunion et les met en relief, en harmonie ou en disharmonie. Pour obtenir ce petit miracle d’écriture, l’auteur use d’une plume au sang chaud et d’un style à la grâce déconcertante. Son ton nourri à l’ironie pince-sans-rire est une véritable bouée de sauvetage dans cet océan d’horreurs que la mémoire collective projette. La pureté absolue des faits et de l’écriture d’Éric Vuillard rend la virginité aux fractures du passé. Même s’il ne peut en changer le cours, il en donne une autre vision : éclatante, limpide, bouleversante.

Nathalie Gendreau

 

Éditions Actes Sud, mai 2017, 160 pages, à 16 € en version papier et 12,99 € en version numérique.

 

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