“Les Peaux rouges”, Emmanuel Brault

Temps de lecture : 3 min

 

Extrait

“La honte, je connais bien, j’ai l’impression d’avoir compte depuis que je suis né, même dans mon berceau j’avais honte, de cette mère alcoolique, de ce père que je connais pas, de ma salle trogne de pauvre moi. J’ai honte comme d’autres boivent, je peux pas m’en passer, je suis hontolique, tous les soirs, je picole ma honte dans les grandes pintes, honte brune ou blonde, par pichets entiers et elle remonte jusqu’aux yeux, alors le racisme je m’accroche avec, c’est ma petite bouée dans l’océan de honte, ma bouteille d’oxygène, mon évasion de ce monde de brutes qui sont bien les mêmes au fond avec leurs petits principes, ils font semblant, j’en ai marre de faire semblant.”

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

 

Pour un premier roman, Emmanuel Brault marque les esprits. Il rue dans les brancards du politiquement correct en s’attaquant à un fléau antédiluvien, la haine de l’étranger ! Le gros mot est lâché. Pourtant, c’est sans jugement que l’auteur prête sa plume à un raciste décomplexé, un être mal dégrossi et analphabète. Pour laisser s’épanouir tous les ressorts de ce personnage, il crée une société imaginaire où vivent les blancs et les rouges, les rouges représentant l’union symbolique de tous les peuples stigmatisés par leur couleur de peau. Dans ce monde de fiction, le racisme est puni tel un assassinat. Amédée Gourd va vivre les accusations, la mise à l’index, la honte, la prison, la cure de désintoxication, l’espoir de guérison. Grâce à une narration sans filtre, sans pudeur de langage, sans autocensure, la fable parvient à toucher le lecteur avec sa musique ensorcelante qui, par un dosage équilibré, déploie la palette des nuances entre l’abjection et la compassion.

Amédée est un être ordinaire, un cariste sans histoire, se contentant de sa médiocrité. Il n’est pas bien méchant, mais il ne faut pas l’asticoter. Quand un jour, une Peau rouge enceinte le bouscule sur le trottoir, les insultes fusent, un témoin s’indigne. Alors, les ennuis s’abattent en escadrille. Il proclame son innocence au tribunal, mais revendique sa détestation des hommes à la peau rouge. À cet aveu qui lui échappe, l’incident se mue en agression volontaire à caractère racial sur une femme, de surcroît, enceinte. Amédée Gourd devient alors un objet de la haine publique. Il va connaître une descente aux enfers vertigineuse : la prison, la violence, un fort sentiment d’injustice et l’immense chagrin d’avoir dû laisser sa mémé impotente… Quand, un mois plus tard, on lui propose une cure de désintoxication pour éradiquer sa haine, il accepte. Il veut changer, il est certain qu’il peut changer. Il suffirait qu’on l’aime juste un peu. Mais voilà, peut-on aimer un ex-raciste ? Le nouvel Amédée veut y croire…

Le lecteur suit avec intérêt les tribulations de ce raciste handicapé du bonheur. C’est plus fort que lui. Contre toute attente, il est prêt à lui trouver des circonstances atténuantes, et même à croire à sa reconversion rédemptrice. L’auteur est très à l’aise avec ce thème pourtant dérangeant et peu abordé, du moins pas aussi ouvertement. Il a su créer une atmosphère à la Céline, avec une frénésie poétique dans l’écriture. Le langage est populaire, imagé et coloré ; cette impression est renforcée par le défaut de négation et le détournement d’expressions, lorsqu’Amédée se “met à rassasier les mêmes pensées” ou partage ses “ébats d’âme“. Cette limitation intellectuelle, qui l’empêche de savoir d’où lui vient son racisme, consolide la crédibilité du personnage. On peut s’en défendre tant qu’on veut, on y croit à ce raciste au cœur attendri par sa mémé. Ce roman, qui navigue entre la tragédie et le drolatique, n’a pas d’ambition moralisatrice. C’est un ovni qui a sa place dans le paysage littéraire, ne serait-ce que parce qu’il vient éclairer la part d’ombre tapie en chacun qui peut surgir à tout moment. Un roman courageux, réussi et rageusement humain.

 

Prix Transfuge du meilleur premier roman

 

Éditions Grasset, 30 août 2017, 198 pages, à 17,50 € version papier et 12,99 € version numérique.

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