Extrait
“Si elle réapparaissait, elle reprendrait sa place parmi nous, la parenthèse de quinze ans se refermerait. Rien ne serait oublié, mais nous retrouverions le chemin. Si nous avions la confirmation de sa mort, nous commencerions enfin le deuil. Rien ne serait oublié, mais c’est un autre chemin que nous trouverions. Seulement, voilà, nous n’allons ni à droite ni à gauche, ni en arrière ni en avant, nous sommes pétrifiés par l’incertitude. Tant qu’elle demeure une desaparecida, ma sœur n’est ni morte ni vivante, elle n’a pas de statut, ce n’est qu’une attente, une instance, et nous, nous n’avons ni repère ni perspective. Nous sommes en souffrance.”
Avis de PrestaPlume ♥♥♥
Avec “Les harmoniques” (éd. l’Aube), l’auteur et mathématicien Gérald Tenenbaum transporte la rêverie dans un voyage immobile qui enjambe les années et les lieux au gré des rencontres de deux couples d’amis qui vont et viennent dans le récit au rythme d’un océan soumis au flux et au reflux du hasard. Keïla, Belen, Pierre et Samuel forment un carré de personnages touchants qui interagissent en miroir, s’additionnant et se divisant par le jeu du destin. S’invite également dans l’équation une belle inconnue, l’amour. Un amour si éperdu que “la texture du temps s’en trouve incurvée“. Un pur amour que l’histoire d’un pays va s’ingénier à dissoudre dans un temps figé, dont la texture va s’en trouver rectifiée à jamais. Tant qu’un drame familial ne trouve pas sa résolution, c’est tout le pouvoir d’attraction de l’amour qui est annihilé.
L’Argentine, un pays qui n’a pas séché ses larmes ni pansé ses plaies. Des milliers de familles sont encore sans nouvelles de leurs proches, disparus sous le régime de la junte militaire. Keïla ignore si sa sœur jumelle est toujours en vie. Dans l’attente d’un miracle ou d’un deuil, elle essaie de se construire une vie autour du théâtre. Elle rencontre Belen, une auteure d’histoires pour enfants. Leur amitié se teintera de la douce fraternité des âmes sœurs. Pierre vit en France. C’est un mathématicien brillant qui ne croit pas en l’amour, et pourtant il va l’accueillir comme une évidence. Un instant aura suffi pour les lier l’un à l’autre. Un autre instant suffira pour les séparer. Samuel est un journaliste qui promène ses envies sans enthousiasme. Sa rencontre avec le mathématicien au détour d’un reportage lui ouvre la voie inattendue d’une belle amitié qui le poussera, des années plus tard, à retrouver Keïla.
Gérald Tenenbaum est un mathématicien spécialiste de théorie analytique et probabiliste des nombres. Cette dimension donne à son écriture des allures de martingale pour conjurer le hasard. Un hasard farceur ou capricieux qui obéit à une onde aléatoire constituée de rencontres improbables et de rendez-vous manqués et qui dévie les vies de leur trajectoire initiale. Mais qui donne aussi le choix de saisir sa chance ou de poursuivre son chemin sans se retourner. Quelle est donc cette force qui pousse des êtres à renoncer si près de la consécration d’un désir inassouvi ? L’auteur interroge plus qu’il ne répond à cet énoncé du problème, mais c’est là que réside toute la subtilité du récit. Il réussit, avec gravité et légèreté, à ordonner les cœurs selon les harmoniques des destinées.
Éditions L’Aube, février 2017, 22 euros, 224 pages.
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