THÉÂTRE & CO
Avis de PrestaPlume ♥♥♥
Œuvre de jeunesse d’Harold Pinter (1957), Le monte-plats convoque l’ennui extrême et dérangeant, dans un huis-clos générateur de tensions et d’angoisses. Dramaturge de l’absurde, l’auteur poursuit ici la volonté de renvoyer en boomerang les questions métaphysiques que pose l’un des deux personnages : doit-on obéir aveuglément face à l’autorité ? Gus est loin d’être le plus intelligent ou le plus courageux, et pourtant c’est à travers lui que la conscience se manifeste. Mais s’interroger ainsi lorsqu’on est tueur à gages peut faire mal au matricule ! Cocasse, pourrait-on dire ? Audacieux plutôt de la part de l’auteur ! Une audace qui estompe la fadeur d’un texte en apparence anodin, truffé d’onomatopées, de mots grossiers et d’éloquents silences, où transpirent la colère contenue et la pression brutale des forces qui s’opposent. Tout est dans le non-dit ou le suggéré, renforcé par l’astuce scénique d’Étienne Launay qui en joue avec originalité. Quant aux quatre comédiens, ils sont armés d’une belle gueule de truand, à faire changer de trottoir tout innocent. Leurs munitions ? Un jeu intense, des regards glaçants et des silences écrasants.
Ben et Gus rongent leur frein dans le sous-sol d’un restaurant désaffecté. Sans fenêtre ni distraction. Juste une cuisine avec une bouilloire, mais sans allumette ni gaz. Deux tabourets, deux lits de camp. Du spartiate frisant le carcéral ! Ils attendent leur contrat. Ben est le meneur, tantôt en gros bras en Marcel laissant apparaître un flingue tantôt en chemise hawaïenne aux fleurs luxuriantes. Il mâchouille un cure-dent en lisant les faits divers. Gus est un grand échalas qui ne sait pas quoi faire de sa peau. Il s’ennuie d’autant plus qu’il ne peut pas se préparer un thé : or, il ne tue jamais sans un bon thé réconfortant. Cette impossibilité l’obsède et exacerbe son ennui. À l’affût de cette vacance inespérée, sa conscience déferle, l’emporte dans un torrent de mots, faisant déborder la patience de Gus, à la tolérance relativement limitée. Un bon tueur doit laisser les questions aux autres, à ceux qui réfléchissent, ordonnent et payent. Ce jour-là, le monte-plats est le seul moyen de communiquer avec leur mystérieux commanditaire qui, au lieu de leur indiquer la personne à abattre, leur passe une commande. Le monte-plats va se révéler un piège aussi ingénieux qu’oppressant pour détecter le maillon faible !
La scène au Lucernaire est définitivement séparée en deux, qu’on vous le dise ! Et au milieu, s’érige une frontière en miroir. Les quatre comédiens (Benjamin kühn, Simon Larvaron, Bob Levasseur et Mathias Minne) jouent simultanément les deux rôles, celui de Gus et celui de Ben. Les personnages dédoublés entrent côté cour et sortent côté jardin dans un ballet infatigable, se passant le relais dans un rythme effréné, que permet une évidente et nécessaire complicité. L’immense travail des comédiens se sent, se palpe et s’entend comme ce silence à couper au couteau. Si l’astuce scénique de la duplication, de prime abord, peut déconcerter, elle n’est certes pas gratuite. Elle multiplie par deux l’ennui, condensant la touffeur de l’atmosphère, tout en le sublimant par la nervosité qui s’en dégage, fouettant un texte banal jusqu’au dénouement. Les comédiens les habillent de cet ennui à la fois lourd et hyperactif, qu’ils portent à fleur de peau.Quant à leurs dégaines, différentes dans la menace, l’une tirant sur les années 70 et l’autre sur les années 80, elles donnent le sentiment qu’une même action se prolonge, se répète ou s’éternise, comme pour exhorter l’immuabilité du débat entre le rapport avec l’autorité et le libre arbitre.
Photo 1 : ©Pierre-Louis Laugérias
Photos 2 et 3 : ©Mayliss Ghorra
Distribution
Avec : Benjamin kühn, Simon Larvaron, Bob Levasseur, Mathias Minne
Créateurs
Auteur : Harold Pinter
Traduction : Mitch Hooper, Anatole de Bodinat et Alexis Victor
Mise en scène : Étienne Launay
Assistant de Metteur en scène : Pierre-Louis Laugérias
Production : Coq Héron Productions et la Compagnie La Boîte aux lettres
Du mardi au samedi à 18h30 et le dimanche à 15h, jusqu’au 20 mai 2018.
Au Lucernaire, 53, rue Notre-Dame-des-Champs, Paris 75006.
Durée : 1h05.
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