THÉÂTRE & CO
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Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥♥
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Sur la scène du Comédia – Théâtre Libre s’invite une troupe de comédiens galvanisés par le défi renouvelé de ressusciter Molière dans son essence la plus pure. « Le Misanthrope, ou l’Atrabilaire amoureux » est une comédie vertigineusement moderne, en cinq actes et en vers, que les Parisiens ont pu découvrir pour la première fois en 1666 sur la scène du Palais-Royal. Cette pièce est une critique acerbe et virulente contre la société des hommes fourbes et vaniteux, contre l’hypocrisie, la compromission, la trahison. La question existentielle étant : « Faut-il fuir ce que l’on exècre et se retirer du monde ? Ou sommes-nous condamnés à composer avec nos semblables ? » Question ô combien d’actualité, et qui le sera – semble-t-il – tant qu’il y aura des Hommes. Tout au long de cette description du « portrait du siècle », le colérique Alceste (Lambert Wilson), l’amoureux intransigeant, lutte contre sa jalousie qu’attise la belle Célimène (Pauline Cheviller), son amante séductrice, rompue à l’art de la médisance. Brisant qui leurs disputes qui leurs réconciliations surgissent les autres personnages dans une exubérance de passions et de rubans, dans une volubilité d’esprit et de parures. Un moment d’exception, magnifié par une mise en scène musclée de Peter Stern, que les héritiers du beau encenseront !
C’est un Alceste furibond qui entre sur la scène avec force fracas, vociférant dans un nuage de rubans verts. Il arpente de long en large une sorte de galerie des pas perdus, aux moulures boisées et aux fenêtres-miroirs. Il est suivi de son ami de toujours, l’aimable et conciliant Philinte qui s’évertue à le faire entendre raison. Rien ne semble pouvoir calmer la fureur d’Alceste qui s’insurge contre la vanité du monde, cette même vanité qu’incarne pourtant magnifiquement Célimène, son amour d’une vie. Idéaliste jusqu’aux pointes de sa belle perruque bouclée, Alceste ne peut se résoudre à trouver beau ce qui est laid. Et c’est le cas du sonnet du prétentieux Oronte, lequel s’estime blessé alors qu’il exigeait à grands cris le vrai.
D’acte en acte, la colère d’Alceste monte en mousseline, noire et fiévreuse, à l’énumération des prétendants (Oronte et les deux marquis Acaste et Clitandre). Célimène arrivera-t-elle à dire une bonne fois pour toutes lequel de tous ces soupirants présomptueux elle préfère ? Jusqu’à la dernière scène, Alceste est comme sur un volcan en fusion, le sang bouillonnant tant dans la vindicte que dans le pardon. C’est que Célimène mène par le bout du cœur éploré son si bel amant et sait retourner les situations les plus compromettantes. Mais son intelligence au service de l’immoralité trouvera ses limites au moment du choix ultime. Il n’y aura ni vainqueur ni vaincu, seulement des cœurs brisés dans la tourmente.
« Le Misanthrope ou L’Atrabilaire amoureux » est une magnifique redécouverte par la voix de cette troupe de comédiens, où chacun tient son rôle dans la rigueur du texte et de son intensité. Un texte qui n’a pas pris une ride depuis plus de 300 ans. C’est la nature même des hommes qui lui confère une dimension tant intemporelle qu’universelle. Ceux-ci sont ainsi faits que la plupart passent leur vie à s’adapter à l’autre ou à le contraindre, selon les personnalités. Mais ceux qui s’y refusent jusqu’à cesser tout commerce avec son prochain, que deviennent-ils ? Que la société fait-elle d’eux ? L’hypocrisie qui règne dans les alcôves ou à la cour du roi est insupportable pour Alceste, le vertueux atrabilaire qui adore celle qui incarne ce qu’il déteste le plus. La mort dans l’âme, il choisit son destin, ou plutôt son destin malheureux lui impose le seul choix qui sied à sa nature avide de vérités et de sincérité. Cette dimension dramatique sous-tendue par des vers aussi beaux que drôles prend à la gorge et ne lâche plus sa pression jusqu’au tomber de rideau.
Poquelin, à la fois aïeul et contemporain, serait sans aucun doute heureux de cette version pulsée par une mise en scène de Peter Stern en résonance avec les confrontations successives, les diatribes colériques d’Alceste et la tendresse froide de Célimène. Notamment à l’appui du fond sonore qui varie de l’averse au déluge, de la tempête à l’orage. En rythmant la succession des actes, les mouvements d’humeur du Ciel renforcent ceux d’Alceste. Les fenêtres-miroirs de la galerie « des Glaces » réfléchissent les personnages au pluriel, telles des ombres en couleurs drapées de superbes costumes d’époque de Anna Maria Heinreich. Ainsi, grâce à ce dédoublement scénique, rien n’échappe aux spectateurs. Ni les changements d’expression ni leur brusque intensité que soutiennent les lumières de François Menou.
Les comédiens incarnent leur personnalité complexe avec bonheur. Ils jouent et s’amusent, avec la rigueur du phrasé et la musicalité du verbe comme étendard. Lambert Wilson parvient à rendre un personnage tourmenté, en révolte sanguine, mais aussi inspirant la compassion. Car, derrière l’homme virulent, où la colère ne faiblit qu’au diapason du cœur, se terre toute la fragilité d’un amoureux trompé qui le rend émouvant. Pauline Cheviller en Célimène solaire et ambiguë lui donne une épaisseur attendrissante. Hervé Briaux en Philinte est l’ami que l’on aimerait tous avoir, Jean-Pierre Malo porte à son paroxysme l’outrecuidance d’un Oronte qui contribue au plaisir d’en rire. Brigitte Catillon est une Arsinoé austère qui se pique de vertu à géométrie variable. Manon Combes est une Éliante discrète et si sage. Amoureuse en vain d’Alceste, mais compatissante et compréhensive, elle mène son cœur à la raison avec la modestie volontaire. Les deux petits marquis (Paul Minthe et Léo Dussollier) sont irrésistibles de comique tant ils sont saturés d’affectations ridicules. Ce Misanthrope-là est à voir et à revoir pour la beauté des vers qui soulève l’esprit, mais aussi pour l’incarnation passionnelle des personnages aux émotions qui battent d’un même cœur.
Nathalie Gendreau
Crédit photos : Svend Anderson
Distribution
Avec : Lambert Wilson (Alceste), Hervé Briaux (Philinte), Jean-Pierre Malo (Oronte), Pauline Cheviller (Célimène), Brigitte Catillon (Arsinoé), Manon Combes (Éliante), Paul Minthe ( Acaste), Léo Dussollier (Clitandre), Patrice Dozier (basque), Jean-François Lapalus (Dubois) et Dimitri Viau (un garde de la maréchaussée).
Créateurs
Auteur : Molière
Mise en scène : Peter Stein
Assistance à la mise en scène : Nikolitsa Angelakopoulou
Décors : Ferdinand Woegerbauer
Costumes : Anna Maria Heinreich
Lumières : François Menou
Du mardi au samedi à 20 heures, les samedis et dimanches à 16 heures, jusqu’au 19 mai 2019.
Au Comédia, 4 boulevard de Strasbourg, Paris Xe.
Durée : 1h40.
Journaliste, biographe, auteure et critique culturel, je partage avec vous mes articles et avis. Si vous aimez, abonnez-vous !
Un texte magnifique et intemporel, je ne m’en lasse pas.
Oui Jean Muller, ce texte prend aux tripes.