« Le laboureur et les mangeurs de vent : liberté intérieure et confortable servitude », Boris Cyrulnik (éd. Odile Jacob)

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Tout se joue lors des mille premiers jours

Un titre emprunté à la fable qui oppose d’emblée deux principes dans l’énoncé. C’est intrigant et incitatif. Avec « Le laboureur et les mangeurs de vent  : Liberté intérieure et confortable servitude » (éd. Odile Jacob), il n’est pas question de cigale et de fourmi, ni d’autres animaux issus du bestiaire imaginaire de La Fontaine, mais de deux catégories de personnes dont la construction psychique a pris des chemins divergents. Dans cet ouvrage édifiant et passionnant, Boris Cyrulnik s’est interrogé sur le besoin d’un individu d’être sous emprise. Qu’est-ce qui le pousse à faire abstraction de toute réflexion propre pour se conformer à la doxa sans émettre le moindre doute ? Qu’est-ce qui pousse un peuple en difficulté à rechercher un « sauveur » et à s’y fier aveuglément ? Garder sa liberté intérieure de pensée est-ce si pénible, si angoissant, qu’il faille la remettre entre d’autres mains ? En 33 courts chapitres, avec force d’exemples et de références, le neuropsychiatre démonte les mécanismes de l’emprise, qu’elle soit individuelle ou d’un peuple. Une emprise en opposition avec la nécessaire emprise parentale qui, elle, tisse les schémas de l’attachement, l’autonomie, l’estime et la confiance en soi. En fait, tout se joue lors des mille premiers jours de l’enfant (lien Santé publique France). Sachant que tout déficit d’attention pendant ce laps de temps entraîne une atrophie du cerveau de l’enfant, risquant de le préparer à un destin de mangeurs de vent, on saisira toute la portée sociale d’un tel ouvrage. À remettre entre toutes les mains.

En refusant de “faire une carrière de victime”

Boris Cyrulnik a connu, enfant, un traumatisme qui aurait pu le ranger dans la catégorie des « mangeurs de vent » s’il n’avait pas emprunté le chemin de la résilience. Autrement dit, un être qui n’avale que des pensées en l’air et qui ne s’appuient sur rien de tangible, rien d’expérimenté. Un être qui se soumet volontairement, qui se laisse abuser. Condamné par une idéologie génocidaire, le petit Boris a échappé à la mort. Celui qu’on a voulu tuer parce qu’il était juif a consacré sa vie à chercher à comprendre pourquoi une telle idéologie avait pu se répandre ; pourquoi il avait occulté le sang qui, forcément, devait « le noyer », alors qu’il se cachait sous le ventre ensanglanté d’une dame ; pourquoi il n’avait gardé en mémoire que des fragments de réel lui faisant croire que le médecin nazi qui l’avait aperçu ne l’avait pas dénoncé. Il était en fait vital pour lui de se persuader que les Allemands n’étaient pas tous des méchants pour espérer dans l’autre. En refusant de « faire une carrière de victime », il a pu s’attacher à comprendre ce qui lui était arrivé et comment une idéologie folle et meurtrière avait mis sous emprise tout un peuple et par quels moyens.

L’adulte doit donc se faire “laboureur” de ses idées

Pour parvenir à un certain degré de liberté intérieure, l’adulte doit donc se faire « laboureur » de ses idées. Un être qui aura confronté ses pensées avec d’autres, qui aura douté des idées toutes faites, qui aura creusé son propre sillon, qui aura malaxé cette matière vivante et l’aura éprouvée. Bien entendu, le décréter ne suffit pas. L’attachement « insécure », tout traumatisme non sublimé, est une faille dans la construction psychoaffective dans laquelle s’insérera le besoin d’appartenance à un groupe, où chercher la sécurité. Bien entendu, se questionner, être critique et penser autrement, c’est s’isoler, se démarquer, se désolidariser du groupe, voire se marginaliser. Mais personne n’a jamais dit que labourer son propre champ de liberté était sans travail, sans peine, sans risque. Le plaisir ne réside-t-il pas justement dans la culture de son individualité pour les confronter à d’autres ? À cet essai qui est loin d’être une fable, y aurait-il une morale ? Quoi qu’il en soit, plus les laboureurs sèmeront l’idée que les premiers mille jours jouent un rôle crucial dans l’autonomie de pensées d’un futur laboureur, plus le monde a des chances de moissonner de quoi être en paix. Avec soi. Avec les autres.

Nathalie Gendreau

Éditions Odile Jacob, 16 mars 2022, 272 pages, à 17,99 euros.


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