“Le Jardin d’Orléans”, Catherine Saulieu

Temps de lecture : 4 min

 

Extrait

“Paul Magloire [père de Joseph] pensait-il bien ? Était-il convenable ? Il faut répondre oui sans hésiter à ces deux questions, à condition toutefois de préciser ce que veut dire bien naturellement, et de donner à convenable l’extension la plus généreuse. D’abord, il n’avait rien à cacher, c’était l’honnêteté en personne ; ensuite, il méprisait, dit Joseph qui, sur ce point, lui ressemble comme deux gouttes d’eau, “les plaisirs faciles” – nous parlons ici du tabac et de l’alcool ; enfin, il venait d’une famille où, “comme tous les bons Français vivant en Algérie”, on était indigné par ce décret Crémieux de 1870 qui donnait la nationalité française à tout étranger né en Algérie, aux Espagnols ou Italiens qui voulaient devenir Français, et surtout aux indigènes israélites qui pour la plupart ne parlaient que l’arabe. Ajoutons à l’ensemble une santé superbe, le goût de l’ordre, l’esprit d’économie et, pour le vestimentaire, un dédain affiché qu’on se résigna à habiller en originalité” (Page 51 et 52).

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥

 

Le Jardin d’Orléans relate la saga familiale des Legros-Magloire, de riches bourgeois dijonnais réfugiés à Oran dans un XIXe siècle finissant, après la ruine de leur fabrique de moutarde. Cette histoire privée aurait pu le rester si Catherine Saulieu ne s’était penchée sur les Mémoires de son grand-père Joseph Magloire, un récit d’un peu plus de trois cents pages, minutieusement reliées, qui s’étend de 1870 à 1945 et se déroule en France et en Algérie. L’héritière de cette histoire sur plusieurs générations ne se contente pas d’évoquer les événements familiaux, les convictions religieuses et politiques, et de dépeindre les personnalités tranchées et extrémistes des protagonistes, elle les examine à la loupe des mentalités d’alors pour mesurer l’aveuglement et le déni de ce grand-père dévot, antisémite et nationaliste. Ce récit bâti comme un docu-fiction est d’un intérêt sociologique et historique certain, car se faisant l’écho d’une société française d’expatriés par l’exposition d’un “cas d’école”.

Originaire de Bourgogne, la famille Legros-Magloire est une “success story”, comme on peut en raffoler aujourd’hui. Adrien Legros, en association avec son frère, fait fortune dans la fabrication de moutarde à Dijon. Il s’embourgeoise. La religion occupant une place prépondérante, il donne carte blanche à un abbé pour diriger l’orphelinat qu’il a créé. Mais ce dernier gère très mal… ou le vole très bien. L’histoire ne peut plus le dire. En revanche, c’est la faillite assurée pour Adrien qui se voit contraint, avec sa femme et ses enfants, de se réfugier à Oran qui semble être le nouvel eldorado. Mais il y perdra ce qui lui reste d’économies. Cette chute dans la pauvreté n’a aucune incidence sur sa foi absolue et vindicative qu’il transmet à son fils Adrien et ses deux filles (Adrienne et Marthe) , au même titre que sa haine de la République, des socialistes, des francs-maçons et des Juifs.

Né en 1895 en Algérie, Joseph est le fils d’Adrienne et de Paul Magloire. Il est la caricature de ce même héritage de détestations qui atteint son paroxysme. Bouc émissaire à l’école, sa scolarité n’est pas brillante ; il cherche pourtant à passer le concours pour devenir professeur. Il n’y parviendra qu’avec l’aide de soutiens haut placés. Mais son caractère entier et inflexible, sous-tendu par des convictions haineuses et méprisantes vis-à-vis de ceux qui ne sont pas du sérail patriotique, lui vaut une mutation à Sétif. Loin de se remettre en question, un jour, il en arrive à injurier la mère juive d’un enfant qui s’était battu avec son fils dans le Jardin d’Orléans. Les versions diffèrent… Qui croire ? Là n’est pas la question. Il est de nouveau muté, à Tlemcen. Là-bas, il persiste en imposant ses idées d’extrême-droite à ses élèves. C’en est trop pour sa hiérarchie qui le rapatrie en France, à Saint-Flour. C’est le déchirement pour lui, un exil à l’envers de celui de ses ancêtres. Mais il redresse la tête avec le gouvernement de Vichy, sans pour autant collaborer. Après la guerre, il sera d’autorité mis à la retraite. Devant l’inutilité de ses combats publics, il écrit ses Mémoires, mais sans y apporter un quelconque discernement sur un bilan d’une vie nourrie à la haine de la différence.

Le Jardin d’Orléans offre une éclatante démonstration de l’enfermement sectaire. Sans jugement, mais aussi sans concession, Catherine Saulieu s’emploie à lever le voile sur un atavisme insupportable. En se montrant aussi impartiale qu’un chercheur lambda, elle s’immunise contre le feu des critiques envers ses ascendants. Il n’est nulle question de règlement de compte, mais de tentative de compréhension sur des positions réactionnaires, rigides, aveugles et constantes envers et contre tous. Elle s’appuie sur les archives familiales tout en croisant ses informations avec les documents publics, comme les journaux de l’époque. Telle une psychogénéalogiste, elle mène l’enquête et nous livre “en direct” ses doutes et ses réflexions sur la vérité familiale qu’elle confronte à la vérité historique. Il y a dans sa quête un mélange d’excitation personnelle sur ses découvertes et déductions et de rare lucidité sur le comportement de ses ancêtres. Une lucidité qui n’efface pas l’histoire familiale, mais la donne à lire en déplaçant le fardeau mémoriel en sujet de société témoin d’une époque, afin peut-être de l’exorciser et rompre le maléfice antisémite. Une fois pour toutes, dans l’encre et le labeur, la petite-fille de Joseph Magloire a donné naissance à un émouvant récit de réconciliation, désamorçant – on l’espère – la charge négative d’un nom pour les générations suivantes. 

Nathalie Gendreau

 

Éditions de Fallois, 21 mars 2018, 344 pages, à 22 euros. Version ebook à 16,99 euros.

 

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