Extrait (page 33)
“Le dernier juif de France”, Hugues Serraf
“J’hésite à rappeler Jérémy, mon frangin, parce qu’on va encore se prendre le chou comme c’est souvent le cas depuis un moment. Il m’a laissé un message pour me demander si j’étais au courant de l’agression d’un rabbin à Sarcelles ce matin et si “Vision” allait en faire un article. Il me pose la question pour chaque affaire de ce genre, dont il entend généralement parler en temps réel via les groupes communautaires qu’il suit sur Facebook, et je lui réponds systématiquement que non, qu’on n’est pas un canard de faits divers de proximité. Qu’il n’a qu’à téléphoner au Parisiens….
J’ai tendance à le trouver un poil parano sur ces sujets.”
Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥
Titre aussi ambitieux qu’intrigant, « Le Dernier juif de France » (éd. Intervalles) est une satire sur notre société et la marche du monde. Le héros narrateur de ces temps post-modernes est un journaliste juif en fin de carrière, la cinquantaine chauve, blasé et un rien narquois, en couple avec une chef de la publicité, plus jeune, intelligente et… musulmane. Son principal challenge dans la vie est d’arrêter d’essayer d’arrêter de fumer et d’enfourcher son vélo le week-end. Critique de cinéma à Vision, il voit d’un œil moqueur l’arrivée dans la rédaction du nouveau grand manitou qui promet le Grand soir, version 3.0, et qui entend soulever la poussière des bureaux. Bref, la rédaction est devenue un endroit où les vieux de la vieille ne cultiveront plus leur paresse. Place au sang neuf ! Cette génération ultra vitaminée et je-sais-tout a pour délicate mission de tirer vers le néo-progressisme cet hebdomadaire déclaré ringard. Il en va de la survie du journal. Le ton critique, l’humour grinçant, provocateur et décomplexé, Hugues Serraf se fait le chroniqueur impitoyable d’un métier qui se transforme et d’une époque tumultueuse où les repères sont enterrés sans cérémonie d’adieu. Ni égards ni reconnaissance pour les anciens. L’auteur et journaliste joue avec intelligence et drôlerie avec les travers de notre société pour servir son propos sur un plat d’argent. Un pur délice !
Résumé
Le narrateur est un journaliste tire-au-flanc, mais à la conscience professionnelle intacte après toutes ces années à gratter le papier pour couvrir l’actualité cinématographique. Il a connu avec ses collègues les belles heures de Vision, un canard parisien qui bat désormais de l’aile. Les abonnés et les journalistes vieillissent de concert, assistant impuissants à la désaffection d’une presse papier en faveur du Net, où tout doit être gratuit, et des réseaux sociaux où l’hyper immédiateté et le scoop, sans recul ni analyse, font leur chou gras. Le critique de cinéma n’est pas du genre à chercher à se faire bien voir, il fait son job. Pas plus. Pas moins. Aussi, quand le nouveau directeur lui propose la responsabilité du service Culture, il hésite. Son manque d’ambition lui coûtera la place et la paix. C’est la jeunette du Web fraîchement titularisée, une « Sociale Justice Warrior » intraitable, qui désormais le chapeautera. Elle commettra bourde sur bourde, son fait d’armes étant d’avoir ciré les pompes d’un chroniqueur d’Hanouna à l’humour insultant sur le tabassage d’un rabbin octogénaire. C’est en observant le traitement de cette information par les médias (qui s’intéressent plus à la polémique qu’à l’état de santé du rabbin) que le journaliste s’interroge sur sa condition de juif, lui qui n’en avait jamais fait un problème – ne s’est-il pas entiché de Noura, une musulmane ? –, et sur la place des Juifs en France et dans le monde. Son frère, plus engagé que lui dans la religion, envisagerait même de se réfugier en Israël !
Pour approfondir
« Le Dernier juif de France » est un ovni littéraire, où idées fortes et style dynamique pulsent à la vitesse de la lumière et se répandent en contrastes. Les thèmes sont hautement polémiques. Le ton employé, hautement irrévérencieux. L’auteur a la plume vive et acérée, en totale résonance avec son temps. Il manie la raillerie et l’autodérision avec un art consommé, qui désarçonne par son à-propos décalé. Les personnages, à peine caricaturés tant la réalité dépasse la fiction, sentent le vécu. Par exemple, on a tous dans son passé un exemplaire de ce genre de patron révolutionnaire qui se croit tout-puissant – puisqu’ayant droit de vie ou de mort (professionnelle) – et qui entraîne ses apôtres dans ses errements égotiques. Si le jeunisme et le sensationnalisme (et leurs conséquences) sont abordés dans leur crudité concrète, l’auteur s’attaque aussi avec un rare bonheur à des sujets abstraits, aussi âpres que complexes, que sont le communautarisme, l’antisémitisme, le conflit israélo-palestinien, le Grand remplacement… Attention aux oreilles politiquement chastes qui ne perçoivent pas les seconds degrés ! « Le Dernier juif de France » est un roman lumineux qui informe autant qu’il fait réfléchir, où le manichéisme et les amalgames sont battus en brèche.
Nathalie Gendreau
Éditions Intervalles, 3 juillet 2020, 288 pages, à 18,50 euros.
Journaliste, biographe, auteure et critique culturel, je partage avec vous mes articles et avis. Si vous aimez, abonnez-vous !
Une fois de plus Nathalie Gendreau a les chic de débusquer des ouvrages qui, dissimulés sous l’appellation « roman », se révèlent également œuvre de réflexion. Cette fois elle nous plonge dans l’univers de la Presse et le lecteur attentif pourrait y constater que cet univers de courage et de liberté (à l’origine) s’est transformé en une pauvre petite planète refroidie où s’affrontent des courants multi-contradictoires.
D’après le titre et le thème, le « juif » est au centre du propos et j’aurais tendance à dire qu’il revient effectivement au centre de notre actualité avec l’omniprésence de l’islamisme radical et antisémite qui continue de polluer l’atmosphère de notre douce France. Et cela avec l’aide de nombreux relais d’opinions ce qui nous ramène au journalisme qui est au cœur de ce roman.
Nathalie Gendreau alerte « les oreilles politiquement chastes qui ne perçoivent pas le second degré ». Souhaitons que cette lecture conduise le lecteur du second au premier degré, le degré de la vérité, berceau du journalisme.
Merci pour ce retour si aiguisé !