“Le Déjeuner des barricades”, Pauline Dreyfus

Temps de lecture : 3 min

 

Extrait

“Au XVe siècle, la journée des fous a gagné la rue. Le 28 décembre est désormais baptisé la journée des innocents. Les membres du clergé ne sont plus les seuls à se défouler. La population se rue avec ferveur sur cette fête où tout est permis. On peut tout dire et tout faire. Les plus humbles peuvent espérer être couronnés rois. Le sacré est périmé. Tout est prétexte à rire, à se moquer, à se rebeller. On ne s’habille plus – on se grime, on se déguise, on se farde. La vie n’est plus qu’une farce, un carnaval qui aurait deux mois d’avance sur le calendrier. Seule la violence est prohibée ce jour-là, et même les chevaliers doivent respecter une trêve. Nul ne conteste la nécessité de cette liesse, car, au vrai, cette récréation de l’autorité et une soupape de sécurité, “comme on donne de l’air au vin nouveau pour éviter que le tonneau n’éclate” disent les témoins de l’époque. Dès le lendemain, chacun reprend sa place et ne remettra plus en cause l’ordre du monde de toute l’année.

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

 

C’est toute une époque que ressuscite la plume mordante de Pauline Dreyfus en nous plongeant dans les coulisses de l’hôtel Meurice. Le Déjeuner des barricades décrit la journée du 22 mai 1968 dans ce palace, où doit se tenir la remise du prix littéraire Roger-Nimier à Patrick Modiano, pour son premier roman La place de l’Étoile. Du moins, c’est ce qui était prévu bien avant la colère contagieuse des étudiants que l’Histoire baptisera Mai 68. À travers une variété de regards, tous attachants dans leur pertinence, l’auteure invite à partager avec précision les étapes de cette journée de tensions et de paradoxes, où l’anarchie prétend à la légitimité, où l’autogestion se décrète à l’unanimité des salariés. Le Meurice, témoin du faste d’un temps manifestement révolu, résistera-t-il aux pressions extérieures ?

Rien ne va plus dans cette France en révolte. Havre de paix pour les grands de ce monde, le Meurice vient de capituler en ce 22 mai 68. Le personnel a voté l’autogérance, le directeur est prié de se retirer dans son bureau. Les clients qui le peuvent désertent, les autres restent captifs de leur peur. L’important déjeuner qu’organise chaque mois la milliardaire Florence Gould, appelé “meuriciade”, est sur la sellette. Déchiré entre l’exaltation de l’autogérance et la conscience professionnelle, le personnel vote le maintien du déjeuner. Un déjeuner dont la réussite est compromise entre les difficultés d’approvisionnement et la défection des convives. Fatalement, la journée se complique d’heure en heure pour les organisateurs en panne d’invités et pour le personnel qui se démène pour assurer, sans direction, la même qualité de service irréprochable.

Dans ce roman palpitant, le palace est le microcosme de la rue, un concentré du monde qui décèle les pavés d’un symbole considéré hors d’âge. Et au milieu des barricades se tient un déjeuner pour célébrer le roman de Patrick Modiano sur l’Occupation. Autour de cet auteur timide et bredouillant, des membres du jury comme Paul Morand ou Antoine Blondin, l’extravagant Dali et son épouse taciturne Gala, et ce notaire qui s’est autorisé un séjour d’exception pour clore une vie sans saveur. Tout en prenant soin de leurs clients, les employés du palace expérimentent les limites de l’autogestion et s’interrogent sur le bien-fondé d’un tel fonctionnement. On s’attache facilement à ces porteurs d’idéaux révolutionnaires, mais aimant leur métier et le défendant avec passion. Par une narration baignée d’élégance feutrée, Pauline Dreyfus parvient à restituer cette atmosphère électrique et inquiétante, où se coudoient vanités et gravité avec la même intensité.

Éditions Grasset, 23 août 2017, 234 pages, à 19 € la version papier et 13,99 euros.


Le Club des Millefeuilles reçoit l’auteure Pauline Dreyfus autour d’un dîner gastronomique, littéraire et artistique à la Ferme Saint-Simon le mardi 10 octobre 2017.


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