“L’architecte et l’Empereur d’Assyrie”, une pesée des âmes digne d’Arrabal

Temps de lecture : 3 min

 

THÉÂTRE & CO 

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

 

Qui ne connaît pas l’œuvre du dramaturge Fernando Arrabal peut être surpris et désorienté par « L’architecte et l’empereur d’Assyrie », drame qui confronte le monde civilisé à l’usure de la solitude d’une île déserte à deux. Créée en 1967 à Paris au théâtre Montparnasse, cette pièce déjantée, à l’humour décalé, apparemment sans queue ni tête, joue sa dernière ce 29 octobre au théâtre Darius Milhaud dans l’attente d’un autre « asile ». Le metteur en scène Oscar Sisto l’a quelque peu adaptée à l’actualité de ce nouveau millénaire, en conservant le style mordant, incisif, qui se complaît dans la crudité/cruauté des mots et des situations. L’écriture ne prémâche pas leur sens, mais les donne en pâture des tensions libérées qui font voler en éclat les frontières de l’interdit. L’outrance est omniprésente, mais qu’elle est belle et jubilatoire ! Elle s’incruste partout, dans les regards que s’échangent les deux comédiens (Oscar Sisto et Johann Piritua), dans le sens des paroles, dans le langage des corps, jusque dans les pensées qu’on voit plisser au coin des yeux et des sourires entendus. Une densité de jeu à la fois subtile et animale qui se rencontre rarement.

Grave et joyeuse, la pièce « L’architecte et l’empereur d’Assyrie » met en scène un robinson autochtone – l’architecte – qui se bâtit une vie confortable en osmose avec la nature. Il est heureux de ce peu avant de se découvrir une faim insatiable pour la civilisation en accueillant sur son île un rescapé d’un accident d’avion. Lui se fait appeler « L’Empereur d’Assyrie », il se dit porteur du savoir et héritier d’une civilisation perdue. Il prendra l’ascendant sur l’îlien par un pouvoir hiérarchique dictatorial. Enfin, le croit-il… Pour combler leur solitude à deux, ils jouent à tuer le temps en instaurant d’improbables duos que génère leur promiscuité. Ainsi, l’un est le maître de l’autre, l’un enseigne l’autre, le second devient la mère du premier, le second se fait juge du premier, etc. Une occupation comme une autre, qui tourne souvent vinaigre, qui fait éclater des « scènes de ménage » épiques, mettant chacun face à ses contradictions, à ses manques, à ses fautes.

Ces jeux de rôles dessinent une rétrospective de la vie de cet empereur de pacotille, avec ses temps forts, symptomatiques, telle que l’on fait sur ses vieux jours ou… à l’heure de sa mort. Les deux personnages semblent damnés à tout rejouer dans une catharsis libératoire, rédemptrice, jusqu’à ce que l’un dévore l’autre par générosité, concrétisant la fusion ultime d’un amour pour enfanter l’être suprême au savoir grandissant. Sauf que, au-delà d’être le miroir de la société dans ses paradoxes et ses incohérences, cette île est surtout le miroir des âmes qui, pour payer leurs fautes, les rejouent éternellement dans un continuum intemporel. Et si ce lieu de la pesée des âmes ressemblant à cette île paradisiaque était cet avant-goût de l’enfer qu’on appelle purgatoire ?

« L’architecte et l’empereur d’Assyrie » exige de ses deux comédiens un jeu sans mièvrerie, ne devant souffrir d’aucune médiocrité. Le talent dans l’excès est difficile à acquérir et restituer, car l’outrance n’est-elle pas telle une pluie toxique dégoulinante de regrets ? Or là, l’outrance est consubstantielle du sublime, que l’écriture d’Arrabal fait résonner dans les cœurs où règnent confusion et désarroi. Oscar Sisto et Johann Piritua sont lumineux et sombres à la fois, ils évoquent toutes les émotions, à tour de rôle, comme au jeu de la balle aux prisonniers. Les mots atteignent toutes leurs cibles, les deux personnages, mais aussi les spectateurs qui sont happés par ce jeu de dupes. Souvent le rire s’échappe, malgré soi, irrépressible, à mi-chemin des scrupules et de la jubilation de pouvoir rire de tout et surtout de l’insoutenable. Parfois, on y voit une comédie avec un Laurel et Hardy incongrus, l’un houspillant l’autre qui, contrit, ne sait que triturer sa cravate. Parfois, on y voit un drame où le fils étrangle la possessivité d’une mère abusive. Un univers à multiples entrées ou bien plusieurs univers superposés, à chacun de choisir. Dans les deux cas, c’est magnifié par des costumes et des masques évocateurs, des pièces uniques et somptueuses, une musique originale qui rythme les jours et les drames au diapason des humeurs. Un ensemble symphonique des âmes torturées, libres, capables du pire et du meilleur, qui doit se découvrir sans a priori, avec l’âme d’un enfant et les yeux d’un adulte.

Nathalie Gendreau

©Jean-Luc Drion pour les deux premières photos
©Nathalie Gendreau pour la troisième photo.


 

« L’architecte et l’Empereur d’Assyrie »
 

 

Distribution

Avec : Oscar Sisto et Johann Piritua

Voix Off : Anne Duperey

 

 

Créateurs

Une pièce de Fernando Arrabal

Mise en scène et direction : Oscar Sisto
Scénographie : Fabrice Millet

Mobilier : Olivier Constantin
Costumes : Magali Bécart
Accessoires et masques : Cathiane Le Dorze
Ferraillerie : Eric Katz
Lumières : Sébastien Lanoue
Musiques originales et effets sonores : Oscar Sisto

 

Lundi 29 octobre 2018, dans l’attente d’une programmation future.

 

Au théâtre Darius Milhaud, 80 Allée Darius Milhaud, Paris 75019.

 

Durée : 1 h 15.

 

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