“L’Anomalie”, Hervé Le Tellier

Temps de lecture : 4 min

Extrait (page 52)
“L’avion connaît dix interminables secondes de chute libre avant de pénétrer dans le cumulonimbus au pire endroit, au sud-ouest de la colonne, avec une inclinaison effarante, un angle de trente degrés que lui impose l’assistance au pilotage qui a pris le relais des commandes manuelles. Tout de suite, le Boeing est roulé dans les courants tourbillonnants du nuage, et tout de suite aussi, le cockpit s’allume, car c’est la nuit, un noir de suie, et un fracas épouvantable : des centaines d’énormes grêlons mitraillent les vitres, en laissant ici et là un impact dans le verre blindé. Quelques instants qui paraissent sans fin et, malgré les rafales de la tornade, le Boeing retrouve le courant ascendant chaud et un peu de portance ; cette fois-ci, c’est une intense sensation d’écrasement de bas de grand huit .”

“L’Anomalie”, Hervé Le Tellier

Avis de PrestaPlume “Coup de cœur

« L’Anomalie » d’Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020, divise les lecteurs autant qu’il rassemble tant par son histoire dérangeante sur la duplication de soi que par sa structure narrative séquentielle portée par de (trop ?) nombreux personnages. Quoi qu’il en soit, il ne laisse pas indifférent et déchaîne les passions, réconciliant tous les lecteurs sur la question de la finalité d’un texte et des motivations de son auteur. Fidèle aux principes cœur de l’Oulipo (institut littéraire prônant l’innovation par le langage), dont il est membre, Hervé Le Tellier perturbe, surprend, déroute le lecteur, le prend au jeu, le perd aussi un peu pour mieux l’entraîner vers un ailleurs qui le ramène à sa propre condition. Et si vous aviez fait partie des passagers du vol Air France 006 qui relie Paris à New York, ce 10 mars 2021, et qu’un autre que vous, semblable en tout point, ayant vécu une vie identique, surgissait trois mois plus tard croyant être en mars, quelle serait votre réaction ? Ici, l’auteur ne s’amuse pas à supprimer une lettre, comme Georges Perec, lui-même membre de l’Oulipo, dans « La Disparition », il préfère mettre en scène la réapparition – en double exemplaire – d’un avion et de tous ces passagers à la faveur d’un orage bien évidemment violent, mais surtout inexpliqué par sa soudaineté et son imprévisibilité.

Résumé

En mars 2021, le Boeing 747 Paris-New York est sérieusement secoué au-dessus de l’Atlantique. Les 243 passagers et le personnel de bord ont cru leur dernière heure arrivée. L’émotion passée, chacun reprend sa vie là où le temps a été suspendu et vécu comme une éternité. Parmi eux, Victor Miesel, un écrivain à petits tirages ; il est le plus ébranlé de tous au point d’écrire un livre : « L’anomalie ». Un récit foudroyant qui deviendra culte, mais qui l’a laissé exsangue. Blake, mari et père de famille en apparence respectable, est tueur à gages ; Joanna est une avocate ambitieuse et crainte, mais c’est un colosse au cœur d’argile ; Slimboy est une pop star nigériane qui tait son homosexualité ; il y a aussi un pilote proche de la retraite qui est en fin de vie, une fillette de sept ans perturbée par les agissements de son père, un architecte grisonnant transi d’amour, mais maladroit avec sa très jeune compagne…

C’est alors que trois mois plus tard l’impensable se reproduit  : le même avion, avec les mêmes passagers, subit la même tempête. Bien évidemment, c’est un avion de trop qui n’entre dans aucune case ! L’impensable fait de carlingue et de chairs étant pourtant bien réel, une cellule de crise est rapidement constituée de spécialistes en tout genre  : des scientifiques pour comprendre par quel moyen la duplication s’est opérée, mais aussi des religieux et des philosophes pour discuter de l’éthique et des conséquences sur le destin des doubles… et des originaux. Car, si les passagers dupliqués sont tenus au secret, ils sont mis au courant de la situation ainsi que leur double qu’ils vont rencontrer. Expérience totalement inédite, mais éminemment intéressante pour les scientifiques et les « victimes » qui voient leur vie et donc leurs petits secrets également dupliqués. Chacun pensant être l’original. L’identité ne pouvant être partagée, les passagers des deux avions devront choisir lequel des passagers de mars ou des passagers de juin devront s’effacer et recommencer de zéro.

Pour approfondir

Problème épineux, s’il en est, mas surtout aussi effrayant que fascinant. Qui n’a pas rêvé de tirer sa révérence au monde pour redémarrer une autre vie, ailleurs, en mieux, en audace, en intensité ? Se dédouaner de ses responsabilités en remettant les clés de son intérieur à un autre soi ? Hervé Le Tellier l’a imaginé pour nous au travers d’une galerie de personnages tous « originaux » dans leur façon d’être et de vivre l’impensable. Il nous fait sentir concrètement combien l’incompréhension peut être un moteur puissant comme un puits sans fond. L’Anomalie est un titre à tiroirs à merveilles, un titre gigogne qui cède son nom au livre d’un des personnages et à l’anomalie temporelle qui rebrasse les cartes des destins. Mais c’est aussi une anomalie dans sa conception, tant de l’intrigue que du style. Le lecteur suit l’histoire des onze personnages, qui en côtoient bien d’autres, dans de courts chapitres, à temps et aux genres multiples. L’on passe de la science-fiction, au roman psychologique, au récit biographique, chaque genre étant attribué aux personnages principaux.

Ces styles reliés aux portraits – tel un ADN propre ? – apparaissent comme une branche inespérée à laquelle s’accrocher pour ne pas perdre pied sur la pente glissante des allers-retours temporels. Ce jeu de mémoire – car c’est bien un jeu, en sous-marin – est bon pour la vitalité des neurones, mais surtout le suspense qui devient peu à peu insoutenable. Si l’auteur se fait créateur omnipotent, ses personnages semblent prendre le contrôle de leur vie « dédoublée », comme s’ils s’arrachaient à la page encrée pour incarner un autre possible. Un joli tour de force qui, de surcroît, ne manque pas d’humour ni d’acidité sur l’âme humaine. « L’Anomalie » touche enfin à l’esthétique scripturale où la fin en forme de sablier fait s’écouler le temps autrement  : il se trouve fluidifié pour le lecteur et condensé pour les personnages. Ultime rencontre temporelle frontale, à l’allure d’une explosion atomique de l’individu face à la réalité distendue… Mais dans quelle réalité, exactement ?

Nathalie Gendreau

Éditions Gallimard, Collection Blanche, 20 août 2020, 336 pages, à 20 euros en version papier et 14,99 euros en version numérique.

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