Owen, l’enfant autiste devenu le héros de sa vie animée

Temps de lecture : 7 min

ÉVÉNEMENT/ACTU

par Nathalie Gendreau

 Lundi 30 janvier dernier, à Paris, le Théâtre de l’Atelier, par essence réceptacle privilégié d’émotions, a ouvert grand ses portes à la cause de l’autisme. C’était une première pour ce théâtre qui offrait une Générale « livresque » pour le lancement en France de « La vie animée » (éditions Saint-Simon), un puissant et touchant témoignage de Ron Suskind, journaliste réputé (lauréat du prix Pulitzer en 1995) et écrivain américain. L’auteur y relate le combat de sa famille dont la vie a été irrémédiablement bouleversée par l’autisme régressif du cadet, Owen, âgé de trois ans, en 1993. Afin d’élargir le débat sur la diversité de l’autisme, la comédienne Sandrine Bonnaire a évoqué sa sœur, Sabine, qui vit depuis 48 ans avec le syndrome d’Asperger. Était aussi conviée Myriam Perrin, psychanalyste  qui promeut en France la méthode que Ron Suskind et son épouse Cornelia ont développé avec une réussite exemplaire et inattendue, la « thérapie par affinité », c’est-à-dire une approche fondée sur les passions des autistes. Elle a ainsi organisé le premier colloque international sur le sujet à l’université de Rennes 2, en 2015.


Les invités de gauche à droite : Sandrine Bonnaire, le journaliste Denis Demonpion, l’auteur Ron Suskind et son traducteur.

Ron Suskind pose sur le public un regard empreint de sérénité et de bienveillance. Une force paisible se dégage de son sourire généreux. Il est pourtant arrivé la veille et repart le lendemain. Il poursuit son périple mondial dans le dessein d’apporter une clé de compréhension inestimable aux parents, qui sont si souvent désemparés devant la maladie de leur enfant, mais aussi aux associations, aux psychothérapeutes et comportementalistes. Cette clé pourrait révolutionner la prise en charge de l’autisme. Son témoignage à travers « La vie animée » est la démonstration vivante que les obsessions d’un autiste ont une fonction, et ne doivent pas être canalisées ou réprimées, comme le préconisent certains professionnels, mais considérées comme une porte d’entrée à leur monde parallèle et hermétique. « Les autistes utilisent leur passion pour s’en sortir dans la vie, explique Ron Suskind. Nous, nous avons embarqué dans le vaisseau d’Owen. » Et quel vaisseau ! C’est dans un monde étrange, constitué de peurs, de rires et de joie, où gravitent les seconds rôles des dessins animés de Walt Disney, que pénètrent peu à peu Ron, Cornelia et Walter, après avoir compris que l’obsession d’Owen pour ces films était le fil d’Ariane qui les conduirait vers lui, qui les aiderait à renouer le contact.

Pourtant, rien ne prédestinait le petit Owen à se retrancher dans le silence. Il a trois ans et profite d’une enfance épanouie avec ses parents et son frère aîné Walter. Il aime tous les jeux, comme taper dans un ballon, et il adore déjà s’installer sur le canapé pour regarder des films de Disney. Après un déménagement, Owen régresse peu à peu, jusqu’à ne plus pouvoir s’exprimer ni marcher correctement. « Quand le médecin a évoqué devant nous le mal dont notre fils souffrait, j’ai immédiatement pensé à Rain Man, se rappelle le journaliste. C’est tout ce que je savais de l’autisme. Il nous a dit que nous devions réfléchir à la manière dont nous allions adapter notre vie pour le soutenir pour les cinquante prochaines années, et peut-être les trente années après notre mort. »

De cette épreuve faite de peur et de souffrance, Cornelia et Ron apprennent, composent, évoluent, changent « parfois contre leur volonté ». Pour préserver l’unité de la famille, les Suskind ont dû cesser de « penser à l’avenir pour ne vivre que dans le présent ». À chaque jour suffit sa peine, dit le proverbe. Cornelia, Ron et Walter se le sont appliqué avec le courage chevillé au cœur et une énergie à toute épreuve. À quoi bon des « pourquoi » qui n’ont pas de réponse quand le présent focalise toute l’attention et le temps ? Il faut de la place pour que l’espoir s’installe et s’accroche, alors que l’environnement médical distille son pessimisme. Le progrès n’est pas à portée de la voix… Vraiment ? « Nous avons pris l’engagement de ne pas considérer Owen comme quelqu’un qui était diminué », précise l’auteur, d’un ton ferme et digne qui remue l’assistance. L’ange de la détermination passe, celui de l’amour reste.

Car, il n’est question que d’amour. Ce nécessaire amour qui permet d’être à l’écoute, patient, compréhensif, et de régler son pas, ses gestes, sa voix, ses intentions au silence intérieur d’Owen. Owen a une passion que les médecins appellent « obsession ». Installé au sous-sol de la maison, il regarde toutes les cassettes vidéo de Disney qu’il passe en boucle dans le magnétoscope. Le soir venu, ils les visionnent à nouveau avec son père, sa mère et son frère. À tel point qu’il apprend par cœur les dialogues. Mais les comprend-il ? Pour l’instant, personne ne le sait, ne l’imagine même.

Seulement, après huit mois de silence, Owen se met à répéter le mot « juavoi », alors qu’il ne savait plus dire que « jus ». En visionnant « La petite sirène » pour la énième fois, Cornelia comprend que ce mot est la contraction de « just your voice », extrait d’un dialogue entre la sorcière Ursula et Ariel ! Les Suskind reprennent espoir, mais le médecin qui suit Owen tempère leur enthousiasme, attribuant ces trois mots à l’écholalie, une répétition de phrases entendues. Trois ans passent, et une lumière plus vive va réchauffer le cœur de la famille. Walter vient de fêter ses neuf ans, il semble triste. Owen rejoint ses parents dans la cuisine et leur dit que Walter est comme Mowgli ou Peter Pan, il ne veut pas grandir. Une phrase complète, impliquant une réflexion complexe qui nécessite l’interprétation des sentiments. C’est une explosion de joie ce jour-là dans la famille Suskind qui se prend à rêver de nouveau à un progrès.

Dessin d’Owen se représentant avec son père et la peluche Iago.

Le soir même, le père veut en avoir le cœur net. Fébrile, il va dans la chambre d’Owen qui regarde un livre d’images. Soudain inspiré, il se saisit de la peluche Iago, le perroquet râleur et drôle de Jafar dans Aladin. Il se drape du couvre-lit, contrefait sa voix et demande à son fils, en brandissant la peluche comme une marionnette : « Qu’est-ce ça te fait d’être toi ? ». Le miracle se produit, prodigieux, inespéré. Owen répond qu’il n’est pas heureux, qu’il se sent seul et qu’il n’a aucun ami. Ron est bouleversé par ce premier échange père-fils après six ans de silence. Même s’il se fait par dialogue de films interposés, la communication est réelle et précieuse. Malgré l’immense bonheur, il ne bouge pas, mais poursuit ce dialogue fabuleux, car il s’agit bien d’un dialogue. Depuis le temps qu’il les visionne aux côtés de son fils, il a fini, lui aussi, par connaître nombre de répliques.

Une immense joie au fond du cœur, la famille Suskind au complet ne cessera d’utiliser les personnages des films Disney pour communiquer entre tous ses membres, y compris Owen qui peut ainsi faire passer ses messages. « Pour chaque émotion, chaque situation, il y a une séquence de film qui correspond », souligne le journaliste, émerveillé. Il ne le sait pas encore, mais sa femme et lui viennent de créer une nouvelle méthode qu’ils nommeront « thérapie par affinité ». Cependant, le médecin qui suit Owen leur déconseille d’abonder dans le sens de l’obsession de leur fils. Il les persuade de la restreindre et de l’utiliser comme une récompense. Bien que sceptiques, ils obéissent. Mais Owen se lève la nuit pour regarder ses films dans lesquels ils trouvent du réconfort. La télévision finit par être condamnée par un cadenas. Owen se referme sur lui, il régresse. Ron et Cornelia prennent alors la décision de n’écouter que ce que leur dicte leur cœur de parents.

Depuis ce jour, les progrès d’Owen sont phénoménaux et déstabilisent les croyances des médecins comportementalistes. De visionnage en rembobinage des génériques, il apprend à lire et à écrire, puis à réécrire les scénarios pour restituer les émotions qui le traversent. Il dessine même avec différentes émotions ses personnages préférés, les seconds rôles, compagnons et faire-valoir des héros. Il est très doué, son coup de crayon est précis, vivant et très ressemblant.

La passion d’Owen pour les films de Disney a été la clé qui a permis d’ouvrir la porte de son univers intérieur et de le ramener parmi les siens, dans la vraie vie. Ron Suskind précise que la « disneythérapie » ne peut être appliquée à tous les autistes, puisque chacun ne peut avancer qu’avec sa propre passion. Ainsi, ce peut être « les horaires de train, Star Wars et même une machine à laver… » Quand l’autiste est respecté dans son obsession, la thérapie par affinité porte bel et bien ses fruits. Myriam Perrin a pu le remarquer au Centre thérapeutique et de recherche Nonette, à Clermont-Ferrand, où elle a testé, avec trois autres chercheurs du Groupe de recherche sur l’autisme (GRA), cet accompagnement des obsessions. Sur les vingt-sept autistes que comptait le Centre, tous ont cessé les automutilations et les passages à l’acte violents dès lors que « leur particularité, leur différence, leur passion, était accueillie et respectée », ajoute la professeur en psychopathologie à Rennes 2. Quant à la passion de Sabine, la sœur de Sandrine Bonnaire, elle se focalisait sur le piano, instrument pour lequel elle était douée.

Owen célèbre sa sortie de l’école Riverview à Cape Cod avec ses parents et son frère Walter, en juin 2014.

Mais ce lien avec l’extérieur, trouvé et entretenu par la famille de l’enfant autiste, est très fragile, il doit être sécurisé. La violence, quelle qu’elle soit, peut tout détruire. À l’école, par exemple, Sabine a subi les moqueries des élèves qui ont généré de la violence envers elle-même. « Parfois, elle se mordait, et parfois elle se déshabillait entièrement », raconte la comédienne, la voix chargée d’émotions par l’injustice, car c’est sa sœur qui a été renvoyée de l’école. Owen a aussi été plongé dans des angoisses provoquées par des « camarades » de classe qui avaient fait de lui leur souffre-douleur et le menaçaient de brûler sa maison avec toute sa famille s’il les dénonçait. Encore une fois, les films de Disney l’ont sauvé de la terreur qu’ils lui inspiraient.

Depuis l’âge de trois ans, Owen est perdu dans cette forêt magique où se retrouvent les compagnons des héros qui ont été abandonnés. C’est là qu’Owen apprend à apprivoiser ses frayeurs. Pour lui, aucun compagnon ne devrait être abandonné. Lui qui, dans sa famille, tient le rôle du compagnon et son frère Walter celui du héros. Ses mésaventures dans cette forêt lui permettent d’affronter les monstres qui prennent vie sous ses doigts de dessinateurs avertis. Dessins après dessins, c’est comme un pont qui se construit reliant les deux mondes. Bientôt Owen pourra le traverser et rejoindre l’autre rive, celui de la famille Suskind. Et c’est ainsi qu’Owen a pu dire à son père que nous étions tous le compagnon de route de quelqu’un et que c’est en l’aidant à accomplir son destin que le héros qui vit en soi surgit.

Le héros de « La vie animée » connaît une issue heureuse, comme dans tout film de Walt Disney. Grâce à son identification au rôle de compagnon, Owen a trouvé le héros qui sommeillait en lui. Un héros au destin hors du commun qu’il a pu accomplir avec, autour de lui, une famille aimante et soudée. Mais, cette fin heureuse a encore de beaux jours devant elle. A 26 ans, Owen est autonome. Il travaille dans un cinéma et un magasin de jouets. Il vend même ses dessins. Il vit seul dans son appartement dans un centre pour autistes à Cape Cod, dans le Massachusetts. Le miracle « Owen » trace encore plus loin son chemin avec Life, Animated, long-métrage documentaire tiré du livre éponyme. Après une sortie en salle en juillet 2016 aux États-Unis, il fait aujourd’hui partie des films en lice pour l’Oscar 2017 dans sa catégorie. Après de telles victoires contre la fatalité, qui pourra regarder un dessin animé sans penser à Owen, à son frère et ses parents, et à toutes ces vies qui méritent d’être vécues ?


“La vie animée : le destin inouï d’un enfant autiste”, de Ron Suskind, éditions Saint-Simon, janvier 2017, 312 pages, 19,80 euros.

1 réflexion au sujet de « Owen, l’enfant autiste devenu le héros de sa vie animée »

  1. Superbe histoire, pleine d’espoir et une preuve qu’il faut écouter au lieu de juger, accepter au lieu de rejeter ou nier

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