Extrait
“Même vivante, Wardé ne quittait plus sa chrysalide depuis des années. Le temps de la mue ne venait pas. Ne vint jamais. Délaissée, abandonnée par son mari, elle est restée la face contre le mur de la passion dévoyée. Un mur haut, garni de portraits moroses. Trop haut pour elle, petite de taille qu’elle était. Je lui servais de perche, d’échelle, d’espalier. Elle m’escaladait pour mieux voir où elle se trouvait dans le parcours de sa vie, à quelle distance elle était de son passé que son présent s’escrimait à réhabiliter. Pour accomplir un pas dans son présent, elle m’abreuvait de la colère antédiluvienne qu’elle entretenait envers les musulmans en général et les Turcs en particulier, elle transplantait dans ma bouche la dent cariée qu’elle avait contre l’humanité.”
Avis de PrestaPlume “Coup de cœur”
Il est des livres qui tonitruent dans la tête sans discontinuer. Même après le mot fin. Au point de vouloir en rependre la lecture pour s’immoler encore, cette fois-ci volontairement, en toute connaissance de cause. Après avoir apprivoisé le style, quel plaisir de se laisser porter, page après page, vers cette douce mort de l’essence des mots ! “La langue oubliée de Dieu” fait partie des livres à part, un ovni littéraire qui vient repousser les frontières des mots. L’auteur Saïd Ghazal leur étrille la peau, les éventre, les dépèce, les étire au rouleau compresseur pour ensuite les faire siens, vierges de sens. Il leur offre une nouvelle vie sous sa plume poétiquement réaliste, qu’il trempe à l’encrier de sa mémoire ensanglantée. L’auteur a mal à ses ancêtres syriaques, chassés par les massacres des Turcs et exilés au Liban. Son travail de mémoire, telle une psychothérapie, se colore de la fiction pour s’extraire d’une éventuelle pudeur censoriale. Entre ses doigts patients, l’indicible douleur se débarricade du silence pour s’épancher dans le réconfort d’un confessionnal saturé de mots absous.
Aram est séquestré dans le passé de ses ancêtres martyrisés. À la mort de ses grands-parents, il entend le solder en traduisant le cahier de souvenirs de son grand-père, rédigé en Syriaque, le dialecte de l’araméen qu’utilisait Jésus. Il se remémore son enfance privée de parents, entouré de Wardé, sa grand-mère qui lui a sculpté un avenir dans son passé lourd et massif “à coups de rancœur”, et de Sowo, son grand-père érudit qui lui transmet son amour incommensurable des livres auxquels il consacre sa vie. La résignée Wardé se fane à l’ombre de ses fantômes, qu’elle exhume au quotidien pour les présenter à Aram. Le facétieux affranchi Sowo, lui, inculque à son petit-fils complice la liberté des pensées et des mots proférés sans chaîne, détaché du joug de la religion. Et au milieu de ce couple aux rôles bien définis et séparés évolue une affriolante Marie-Madeleine couche-toi-là follement amoureuse, qui ouvre les cuisses avec dévotion.
Dans La langue oubliée de Dieu, Saïd Ghazal redonne vie à une histoire familiale tourmentée, construite malheur après malheur dans le déracinement et la douleur. Contraint de fuir la guerre du Liban en 1975, il s’exile à Montréal où il poursuit ses études. Ce premier roman ponte ce gouffre générationnel entre le passé et le présent. L’auteur y valse avec les temps vécus et les personnages, imposant un rythme endiablé dans la décomposition des sentiments et des gestes jusqu’à leur plus simple expression. Il invente une musique aux tons surprenants, déstabilisants, dérangeants même. C’est une écriture qui se mérite, qui exige la fidélité pour se livrer en toute nudité, décomplexée, débarrassée des oripeaux de la platitude. C’est un feu d’artifice d’images et d’émotions. Une nouvelle langue. Celle de Dieu ?
ErickBonnier Éditions, janvier 2017, 20 euros, 240 pages.
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