“La chute”, un vertigineux Clamence

Temps de lecture : 3 min

 

THÉÂTRE & CO 

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Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥♥

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Dans la petite salle du théâtre des Mathurins, le verbe d’Albert Camus habite le comédien Yvan Morane, viscéralement, en tension, en éclats, en complexité. En contenu aussi. Le court roman, « La chute », est l’autopsie d’une âme tourmentée en quête d’une improbable rédemption, celle d’un avocat parisien obsédé par les cris d’une femme tombée dans la Seine. C’était une nuit de novembre, il rentrait chez lui par les quais quand il a entendu le bruit d’une chute. Il ne s’est pas retourné ; il aurait voulu, mais il a poursuivi son chemin sans avertir quiconque. Son comportement non glorieux le hante jusque dans le bar sordide Mexico-City à Amsterdam, ville où il s’est réfugié. Comme si l’exil éloignait la honte, la lâcheté, la culpabilité, le dégoût de soi et, en miroir, le dégoût des Hommes et de leurs turpitudes. Là, il a coutume d’aborder un compatriote pour confesser le secret de son âme à vif, non sans ironie et cynisme, ménageant le suspense sur l’horrible faute. Le narrateur se nomme lui-même « juge pénitent » et entreprend son procès dans un monologue dramatique glaçant.

Un homme en pardessus sombre pénètre dans un bar d’Amsterdam. On devine qu’il y a ses habitudes. Cet homme d’âge mur, à l’élégance incongrue dans un bar interlope, est à la recherche d’une oreille compatissante. Quand il l’avise, il l’approche et raconte son histoire dans un langage châtié, en décalage avec le lieu qu’on imagine malfamé. C’est cette incongruité et peut-être aussi la curiosité piquée qui retient l’âme charitable élue, au chevet de la confession d’un homme qui se sait sans avenir. Par son éloquence, l’avocat en faillite entraîne son interlocuteur attentif sur les lieux du drame et de son errance morale jusqu’à sa décision de fuir Paris pour Amsterdam. Au fil des rencontres qui sont autant de rendez-vous avec sa conscience, Jean-Baptiste Clamence remonte le courant du drame jusqu’à son origine, faisant de son vis-à-vis le témoin de ses déchirements, de ses interrogations. Mais aussi le complice de son comportement honni. Car derrière l’apparente sincérité de l’autoflagellation, l’accusation affleure çà et là, transfigurant la confession spontanée en éclatante manipulation.

Dès les premières secondes, l’ambiance sonore de bar et la fumée grisâtre projettent le spectateur dans un de ces films d’aventuriers antihéros en noir et blanc, où le clair-obscur révélait toute la complexité des âmes torturées. La forme et le fond unis dans la même noirceur aspirant à la lumière. Sur la scène trône un seul fauteuil, symbolisant de façon criante la solitude existentielle de Clamence. Tout autour, rien. Il est seul, face à lui-même, dans un lieu en phase avec son introspection abyssale. Dans une mise en scène évocatrice, le fauteuil évolue avec le dépouillement de l’âme de Clamence, se transformant en chaise longue, puis en lit. Ce plateau nu permet de focaliser l’attention sur le comédien qui crève l’écran de l’apparence. Dans son jeu sobre, dénudé de grandiloquence, c’est la puissance de la présence qui jaillit et ébranle. La voix se faisant sourde au début de la confession prend des graves et de la fêlure en approchant la source de la culpabilité. L’interprétation maîtrisée, incarnée, transcendée d’Yvan Morane est incroyablement corporelle, d’une justesse admirable. Le texte remarquable de Camus ne pouvait être mieux servi.

Nathalie Gendreau

©Jean-Philippe Raibaud

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“La Chute”

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Distribution

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Avec : Ivan Morane

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Créateurs

Auteur : Albert Camus

Adaptation de Catherine Camus et François Chaumette

Mise en scène et lumières : Ivan Morane 

Collaboration artistique : Bénédicte Nécaille

Son : Dominique Bataille

 


Du 7 au 29 juin 2019, du mardi au samedi à 21 heures. Relâche le 6 juin 2019.


Au théâtre des Mathurins, 36 rue des Mathurins, Paris VIIIe.


Durée : 1h15.

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