“Ma grand’mère d’Arménie”, Anny Romand

Temps de lecture : 3 min

 

Résumé

En rangeant des papiers de famille, Anny Romand découvre en 2014 un carnet inconnu. Écrit en arménien, français et grec, il retrace sur le vif la marche en 1915 d’un groupe de femmes et d’enfants arméniens sur les routes d’Anatolie vers le désert et la mort.
Ce texte a été écrit par sa grand’mère. Jour après jour, elle a consigné l’indicible barbarie, ce qu’elle voit, ce qu’elle subit. Elle réussit à s’enfuir tandis que le groupe poursuit son calvaire sous les coups de la soldatesque. Au terme de bien des aventures, elle finit par accoster à Marseille.
À Anny, sa petite-fille qu’elle va élever, elle raconte indéfiniment la tragique aventure où ont été engloutis son bébé Aïda, son mari et tant d’autres membres de sa famille.
Confrontant le souvenir de ces lointaines conversations et les terribles descriptions du carnet, Anny Romand revit l’infini malheur des Arméniens à travers l’œil de la gamine qu’elle fut et de la femme qu’elle est.

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

Quand l’histoire d’une jeune Arménienne se confond avec la grande et tragique Histoire, quand une petite-fille s’imprègne des souffrances de sa grand-mère, quand un récit relie ces deux générations de femmes, se produit un miracle de lecture. Un témoignage saisissant, sans excès, en simplicité cruelle. Anny Romand, déjà connue pour ses talents d’actrice et de traductrice, signe d’une plume pudique, animée par la rondeur et la délicatesse de l’enfance, sans le fard outrancier de l’horreur, un récit authentique sur l’« Askor », le Massacre, le génocide arménien, par la voix de sa grand-mère Serpouhi  Hovaghian qui « a besoin de mâcher tout ça, pour essayer de l’avaler, encore et encore ».

Tout commence par la découverte d’un carnet, un journal intime que la grand-mère de l’auteur a rédigé en français, en grec et en arménien, de 1915 à 1918, pendant sa déportation et ses évasions pour échapper aux exactions turques envers le peuple arménien. Anny Romand entretient avec sa grand-mère un lien d’autant plus indéfectible que c’est elle qui l’a élevée, à Marseille.

Bercée depuis toujours dans le drame familial à l’échelle d’un peuple bafoué et traqué pour une élimination systématique et orchestrée, Anny Romand a tout écouté et retenu des souffrances de cette grand-mère, alors jeune maman de vint-deux ans avec deux enfants en bas âge, marchant dans le désert en convoi aux côtés de femmes et d’enfants à l’agonie. Elle a partagé ses espoirs de retrouver son mari Karnik qui avait été arrêté dans leur maison de Trébizonde, en Turquie. Elle a pleuré avec elle à l’annonce de la mort d’Aïda empoisonnée par un biberon de lait ou à sa résolution de laisser son fils aîné à une paysanne turque pour le sauver d’une fin certaine et atroce.

À la vie d’une grand-mère courageuse, qui ne survivait que pour presser son fils contre son cœur, il ne manquait plus que les mots choisis d’une petite-fille reconnaissante et admirative. Anny Romand s’est emparée de la découverte miraculeuse de ce carnet intime pour ressusciter la belle Serpouhi. Mais comment raconter l’ignominie ? « Ils ont peur de notre ombre », note la jeune déportée dans son carnet qu’elle cache comme un trésor.

Mission très délicate aux multiples pièges qu’Anny Romand a su contourner. Pour l’occasion, Anny est redevenue une petite fille de sept ans et demi, passant ses longues journées avec cette grand-mère qui ressasse son histoire jusqu’à « la rendre folle », lui reproche sa fille, Rosette. Et c’est au tour de cette petite fille, Anny, au langage candide et percutant, de raconter, s’autorisant à commenter, à s’interroger sur les actions de sa grand-mère, à s’imaginer à sa place. « Moi, j’aurais crié et pleuré si je devais quitter Maman et Grand’mère », dit-elle quand le petit Jiraïr, quatre ans, est confié à une inconnue.

Les réparties d’Anny claquent et rafraichissent, instillant dans l’histoire tragique de la distance avec le mal, mais sans le diluer, car il est concentré, d’une terrifiante pureté. Relayé par des yeux innocents, il n’atteint pas, il glisse et se perd dans le néant de l’indicible. Il est là pour magnifier le courage, l’abnégation, toutes les valeurs de l’espérance et du pardon…

L’alternance entre des extraits du carnet et la narration de la petite-fille, les sauts de puce entre le passé et le présent, et même parfois l’intrication des deux, donnent au récit du rythme auquel le lecteur ne peut résister. Résister est d’ailleurs fortement déconseillé ! Il convient de se laisser transporter et flotter au gré d’une brise grave et légère. La plume d’Anny Romand y est pour beaucoup, et peut-être aussi le nom de famille de sa grand-mère, « Hovaghian », qui porte en lui le mot « hov », le vent. « C’est beau de porter le vent  ! » remarque la petite Anny.

Éditions Michel de Maule, collection « Je me souviens… », octobre 2015, 123 pages, 9 €.

 

3 réflexions au sujet de ““Ma grand’mère d’Arménie”, Anny Romand”

  1. Un devoir de mémoire pour nous fils et petits-fils de rescapés, traumatisés à vie mon père Tomas né à karpout a pris le chemin de l’exode avec ses parents pour arriver en france après un passage à alep ou sa sœur Elizabeth est née, traité lourdement mon père Tomas après la vue des atrocités à subi à son arrivée en France en milieu psychiatrique des électrochocs car ses nuits étaient très agitées des horreurs vaincus.

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  2. Quelle belle recension d’un livre formidable !

    Une exposition intitulée “l’Odyssée de Serpouhi Hovaghian” a été créée par le Centre national de la mémoire arménienne, situé à Décines dans l’agglomération de Lyon, à partir de ce livre, et de ce carnet découvert par Anny Romand. Le vernissage a eu lieu le 8 mars dernier en présence de l’auteur et de sa sœur Françoise qui est cinéaste.
    L’exposition, qui replace cette vie extraordinaire dans le cours de la grande Histoire est visible jusqu’au 13 juillet au CNMA, avant d’autres lieux, en itinérance.

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