“Federica Ber”, Mark Greene

Temps de lecture : 3 min

 

Extrait

“Une première rencontre est un moment rare. Le premier regard, les premiers mots… On aimerait, rétrospectivement, que l’instant d’une rencontre serve de clé, d’explication. On voudrait qu’une histoire entière soit contenue, en germe, dans l’instant d’une rencontre. La suite se détériore, se complique, les situations se superposent, mais la première fois demeure. C’est une borne, une pierre gravée, qu’on peut passer une vie à déchiffrer.” (Page 24.)

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

 

Le nouveau roman de l’auteur franco-américain Mark Greene, « Federica Ber », s’affranchit du temps. Passé et présent cheminent en parallèle, se superposent et finissent par ne faire qu’un pour se projeter dans l’imaginaire. Federica Ber est le nom d’une femme qui ressurgit du fond de la mémoire du narrateur à l’occasion d’un fait divers survenu en Italie, lu dans un journal. Un homme portant cravate et une femme portant collier de perles ont été retrouvés au pied d’une muraille rocheuse des Dolomites. Ils étaient attachés l’un à l’autre, unis dans la mort comme ils l’étaient dans la vie. Entre suicide ou assassinat, les carabiniers semblent avoir fait leur choix. Ils suspectent une randonneuse : Federica Bersaglieri. Cette même Federica que le narrateur a connu il y a vingt ans. Celle qui lui a fait aimer les toits de Paris pouvait très bien avoir fait aimer la montagne à ce couple d’architectes en vogue. C’est ce que nous relate le personnage narrateur, dont on ne sait presque rien, sauf qu’un joli feu-follet a traversé sa vie, y laissant une multitude de questions et déclenchant des émotions jusqu’alors jamais ressenties. Un roman intense qui ennoblit l’attente, et nous laisse sur un fin ouverte à tous les possibles.

Intrigué, le narrateur navigue sur Internet à l’affût de la moindre information, achète les journaux italiens disponibles, et s’arme d’un carnet et d’un porte-mine pour annoter tous les renseignements qu’il glane ici ou là. Lui qui n’a su écrire une fiction trace des lettres, des mots qui s’embrassent et s’enlacent, pour former de vraies phrases aux couleurs de l’amour et du fantasme, et nous ramène vingt avant ce fait divers. Il est enseignant en Lettres dans un collège de banlieue, il se rêvait écrivain sans avoir jamais osé écrire une ligne. Alors qu’il promenait sa trentaine en solitaire dans un Paris étouffant, il entre dans une salle de jeux vidéo pour trouver un peu de fraîcheur. Il est fasciné par la dextérité d’une jeune femme au jeu de combat Tekken. De cette fascination s’amorce une relation étrange, mêlée de charme et de folie, ce genre de folie joyeuse qui donne toute sa place à la vie, et donc au mouvement. En une semaine chrono, elle l’entraînera dans les rues et les passages couverts de Paris, elle le fera grimper sur un des toits de la rue de l’Échiquier pour y déguster un pique-nique composé de saucisson et de rosé, et dormir sous un ciel étoilé… avant de disparaître à jamais. Vingt ans plus tard, à mille kilomètres de distance, le professeur au cœur esseulé cherche à comprendre. Alors il imagine, à l’aune de ce qu’il a vécu, comment ce couple que fréquentait Federica a été amené à se suicider. Car, pour lui, il ne peut être question que de suicide.

« Federica Ber » est d’abord une histoire d’amour inachevée qui, parce qu’inachevée, a le pouvoir de transformation sur un être en quête d’absolu et de sens. L’homme subjugué par la nature même d’une femme à la fantaisie et à la gravité imprévisibles se réalise complètement vingt ans plus tard, lorsqu’il se remémore les huit jours passés avec elle. Huit jours où il apprend à savourer chaque événement ou non-événement d’une journée. Cet aspect est parfaitement rendu par une écriture précise et visuelle. Le style de Mark Greene transcende le temps en alternant la langueur du bonheur des souvenirs enfouis et l’acuité vivace d’une réalité dévêtue de ses apparats. C’est donc le temps dans son plus simple appareil qui éblouit la relation de deux êtres que le hasard a mis en présence. L’attente se déguste, car elle est pure de toute attache. Elle est renforcée par l’intrication du passé et du présent. La force de ce roman tient aussi de cette réalité d’imagination, un oxymore que le narrateur, sous la plume de l’auteur, prend pour vrai et que le lecteur fait sien. C’est un souffle romanesque et – serait-on tenté de croire – autobiographique, qui revivifie l’essence de l’être et de sa liberté. Le lecteur en ressortira l’esprit tout ébouriffé.

Nathalie Gendreau

 

Éditions Grasset, 22 août 2018, 208 pages, à 18 euros en version papier et 12,99 euros en version numérique.

 

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