Denis Doria, chasseur d’Art et d’histoires

Temps de lecture : 6 min

 

PORTRAIT PASSION

par Nathalie Gendreau

 

Vibrant d’un feu intérieur raisonné et alimenté en continu par la passion, Denis Doria a la joie discrète et réservée, tout comme son modèle. L’architecte d’intérieur et grand collectionneur d’art décoratif moderne vient de publier une œuvre monumentale sur l’œuvre tout aussi monumentale d’un architecte de renom : Pierre Chareau. Voici douze ans que ce chercheur infatigable fait preuve de persévérance et de pugnacité dans la reconstitution de la vie du créateur de l’emblématique Maison de Verre. Une chasse au trésor avec son lot d’énigmes et de clés, et ses portes qui s’ouvrent sur un pan de vie oubliée dans des archives jusqu’au hasard d’une rencontre miraculeuse avec un photographe. Avec « Pierre Chareau – Un architecte moderne de Paris à New York », aux éditions Michel de Maule, c’est une voix qui ressurgit de l’injuste oubli et qui rend hommage au créateur phare de l’Union des Artistes Modernes (UAM). Un devoir de vulgarisation et de transmission qui s’accomplit enfin.

 

Salon de la Maison de Verre, 1965.
Salon de la Maison de Verre, 1965.

Une biographie de 600 pages sur une vie de 67 ans. Il n’en fallait pas moins quand on perce à jour, dans l’ouvrage exhaustif de Denis Doria “Pierre Chareau – Un architecte moderne de Paris à New York”(1), l’immense et prolifique créateur que fut Pierre Chareau (1883-1950), dont l’œuvre puise sa fécondité dans une imagination vive, inventive et renouvelée et dans le rêve d’une vie rendue meilleure par le progrès et la technique. Le néophyte aura peut-être entendu parler de la Maison de Verre, la première habitation à structure métallique et aux parois de verre construite en France, à Paris, pour le docteur Jean Dalsace. Pour les intronisés, c’est une œuvre qui figure parmi les grands archétypes de la modernité. « Pierre Chareau, c’est un travail d’épure encore lié à l’artisanat », souligne l’auteur. Toute œuvre de Pierre Chareau s’attachant autant à la fonction qu’à l’esthétique, son travail a rapidement suscité l’attention, puis l’admiration à l’heure où Paris, exsangue au sortir de la Grande Guerre, explosait de vie et foisonnait d’artistes qui réinventaient le beau.

Denis Doria, architecte d’intérieur et collectionneur passionné d’art décoratif moderne et directeur de la Galerie Doria depuis 2000, explique les motivations qui l’ont conduit à écrire cette biographie : « Pierre Chareau est le créateur le plus important de l’Union des Artistes Modernes(2). Mon livre est la suite logique du travail que je fais. Il était donc normal de s’y intéresser. Mon souhait était également de transmettre un savoir à un prix abordable. J’estime que cela fait partie de nos obligations. » Par le passé, l’architecte a réalisé deux portfolios sur l’œuvre de Pierre Chareau montrant comment les meubles s’articulaient, surtout à partir de photographies et de dessins qu’il avait achetés aux États-Unis. Un troisième portfolio aurait dû être consacré au couple créatif Chareau/Dalbet. Louis Dalbet a été le ferronnier d’art de Chareau, avec lequel celui-ci avait une complicité créative très importante. Pour effectuer ce portfolio, la petite-fille de Louis Dalbet lui avait confié ses archives personnelles. « Nous avons fait un travail de dépouillement, de transcription et d’analyse très poussé pendant trois ans », explique Denis Doria.encadre-chareau

« En fait, la biographie de Pierre Chareau est un livre dans le livre », résume-t-il, levant un premier voile du mystère de la genèse de la biographie. L’idée d’un livre s’est ainsi échafaudée peu à peu, se nourrissant d’une demande des uns et du défaitisme des autres. Tout part du nouveau propriétaire de la Maison de Verre (achetée en 2005 à la fille du docteur Dalsace, Aline Vellay-Dalsace), le collectionneur et négociant américain Robert Rubin. Ce dernier envisageait de monter une exposition sur Chareau à New York. Il savait que Denis Doria avait acquis des dessins. Pour sa part, celui-ci était persuadé qu’il existait des archives encore inconnues, même si les professionnels du milieu (négociants et conservateurs de musée) affirmaient qu’on ne les trouverait jamais. Denis Doria faisait le même métier que Pierre Chareau. Ainsi se doutait-il qu’il ne pouvait pas s’être exilé aux États-Unis en 1940 sans emporter avec lui des plans, quelques écrits et une quantité de photos importantes. Pour lui, qu’on ne retrouve rien sur ces archives et peu sur les dix ans passés à New York ne signifiait pas qu’il n’y avait rien à trouver.

« Je n’ai pas lâché le morceau et c’est en cela que je parle de chasse au trésor », informe l’architecte, témoignant d’une conviction et d’une détermination à toute épreuve. Après avoir mené son enquête, interrogé et collecté des informations, une idée surgit. Clair et lumineuse, comme toutes les idées. Et tellement enfantin ! On ne cherchait pas à la bonne personne. La femme de Pierre Chareau, Dollie, est décédée après son mari. En conséquence, si archives il devait y avoir, elles ne pouvaient qu’être consignées au nom de Dollie Chareau. Et il était important de savoir ce qu’étaient devenus ses biens, n’ayant eu ni enfants ni héritiers. Banco ! Ce sont près de 450 documents d’époque qui ont pu être exhumés des archives du MoMA à New York. « En prenant le problème ainsi, nous avions la clé qui nous menait au trésor », fait remarquer le chasseur d’Art et d’histoires. Même le musée ignorait être le dépositaire d’un carton rempli de photos, de plans, de documents. “Ce sont les interrogations de Robert Rubin qui m’ont poussé à entreprendre cette chasse”, ajoute-t-il, affichant une discrète satisfaction sur son sourire. Ainsi le travail de Chareau aux États-Unis a-t-il pu être reconstitué.

Mais Denis Doria n’abandonne pas pour autant son premier projet de présenter le travail commun de Chareau et Dalbet. Au contraire, il l’inclut. Ainsi, à l’appui de courriers privés et professionnels d’époque, des publications, des témoignages de personnes ayant connu l’architecte ou son épouse, l’auteur raconte en véritable historien, alliant rigueur et perfectionnisme, la vie de Pierre Chareau, ses débuts, son œuvre, ses commandes, sa vie sociale intense, ses goûts pour l’art étendu, c’est-à-dire ne se fermant à aucune discipline, ses rapports avec sa femme anglaise Dollie, mais aussi sa rencontre et collaboration avec le ferronnier d’art Louis Dalbet. L’auteur a poussé l’exhaustivité jusqu’à publier les arbres généalogiques des familles Chareau, Dalbet et Bernheim (ascendants d’Annie, femme du docteur Jean Dalsace), des portraits biographiques des clients de Pierre Chareau qui étaient souvent ses amis ou le devenaient, des commanditaires, des musiciens, peintres et sculpteurs qu’il affectionnait et dont les œuvres constituaient sa collection privée. À la fois très documenté et illustré, l’ouvrage est donc une mine d’or pour les passionnés d’Art Déco en général et de Pierre Chareau en particulier.

Table-éventail de Pierre Chareau
Table-éventail de Pierre Chareau

Mais ce serait trop simple si l’aventure du chasseur d’Art et d’histoires s’arrêtait là. À la veille de publier l’ouvrage, une succession de petits miracles se produit, constitués d’heureux hasard. Le propriétaire de la Maison de Verre lui parle incidemment de la visite d’un architecte de Venise. Peu de temps après, en juillet dernier, Olivier Cinqualbre, le commissaire de la rétrospective consacrée à Chareau au Centre Georges Pompidou (du 3 novembre 1993 au 17 janvier 1994) évoque un photographe arménien qui aurait des photos de la Maison de Verre. En août, alors qu’il est en vacances à Venise, des amis lui parlent d’un photographe arménien, dont ils ont fait connaissance sur la plage Alberoni. Et ce dernier s’intéressant à Pierre Chareau souhaitait le rencontrer. En fait, l’architecte et le photographe étaient une même personne, Mickael Carapetian, lequel possédait 120 photos de la Maison de Verre qu’il avait prises en 1965, c’est-à-dire avec son mobilier. « La Maison de verre a été vendue sans son mobilier, explique l’auteur, encore frappé par les coïncidences. Les photos actuelles de Mark Lyon représentent donc une maison vide. Or la Maison de Verre est une œuvre globale, totale, dont les mobiliers représentent les contrepoints à l’architecture. » C’est dire que ces photos étaient un trésor iconographique inouï ! Pour Denis Doria, les intégrer dans le livre était une évidence, une nécessité, quitte à en retarder la publication. Ce qui fut fait ! L’ouvrage s’est étoffé de huit pages de photos inédites au prix d’une acrobatie éditoriale de dernière minute. 

Canapé-table, Pierre Chareau
Canapé-table, Pierre Chareau

C’est ainsi qu’au bout d’une éternité de travail minutieux et de recherche intensive, la biographie est parue. « Si ce livre a mis douze ans, c’est parce que je n’avais pas trouvé ce que j’imaginais qu’il existait, précise encore le directeur de la Galerie Doria, tout en espérant trouver encore d’autres choses. Il n’est pas question pour lui de rejoindre les voix qui, jadis, lui affirmaient qu’il n’y avait rien à trouver. Aujourd’hui encore, outre ses activités liées à sa Galerie, ses expositions, ses expertises sur les meubles, il continue à chercher les œuvres avec la même attention de chasse au trésor que pour Pierre Chareau. Une passion qui n’est pas prête de le quitter, semble-t-il, au vu de ses nombreux projets : un catalogue des luminaires de Jacques Le Chevallier, un ouvrage réunissant tous les créateurs de l’art décoratif qui peuvent rentrer dans la catégorie « Moderne ». Un troisième ouvrage viendra compléter les deux premiers, puisqu’il s’agira de « situer le XXe siècle et ses sources ». Le travail s’annonce colossal et de longue haleine. Mais n’est-ce pas là le destin de tout chasseur de trésors, dont l’ambition est de servir sa passion sur l’autel du savoir collectif ?

(1) « Pierre Chareau – Un architecte moderne de Paris à New York », aux éditions Michel de Maule, septembre 2016, 600 pages (60 pages couleur), 35,50 €.

(2) L’Union des Artistes Modernes (UAM) – Mouvement d’artistes décorateurs et d’architectes fondé en France en 1929 par Robert Mallet-Stevens. À partir de juin 2018, le Centre Georges Pompidou organisera une grande rétrospective sur l’UAM.


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Façade de la Maison de Verre
Façade de la Maison de Verre

Maison de Verre
31 rue Saint-Guillaume,
75007 Paris
Tel. +33 (0) 1 45 44 91 21
mdv31@orange.fr
Visite réservée aux Amis de la Maison de Verre.

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