“D’après une histoire vraie”, Delphine de Vigan

Temps de lecture : 4 min

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥♥

« Tu sais parfois, je me demande s’il n’y a pas quelqu’un qui prend possession de toi. »

« D’après une histoire vraie » est le récit d’une amitié exclusive et dégénérative. Une emprise psychologique progressive et effrayante d’une femme sur une autre. Et pas n’importe laquelle  ! Delphine, la narratrice, est une auteur connue en panne d’inspiration, trop fatiguée, harassée par la promotion de son dernier livre « Rien ne s’oppose à la nuit », qui n’en finit pas d’accumuler prix, honneurs, interviews, tables rondes, conférences, salons, dédicaces, et affrontent avec lassitude les mêmes questions des lecteurs sur la part du réel et de la fiction dans ses romans.

Ce tourbillon de succès presque irréel l’incommode, l’essouffle, l’asphyxie. Delphine a un besoin vital de reprendre pied, de retrouver son compagnon, un critique littéraire passionné qui anime une émission à la télévision et qui part très souvent à l’étranger pour son travail, et d’être présente pour son fils et sa fille jusqu’à l’examen du Bac, des jumeaux qui vont bientôt s’envoler de la maison pour poursuivre leurs études au loin. Elle va se retrouver seule, face à elle-même, face à cette formidable réussite dont elle ne sait trop que faire, qui l’encombre comme un plat brûlant qu’on ne peut ni poser ni passer, jusqu’à la rencontre avec L. qui va l’anesthésier des années, la privant de son goût d’écrire. Elle ne pourra plus noter, consigner, répondre aux mails. Bientôt, regarder les touches de son ordinateur lui déclenchera le dégoût jusqu’au vomissement.

Delphine, la narratrice nous prend à témoin avec une écriture au souffle coupé, propulsée par l’urgence, la nécessité. On s’immisce dans ses pensées, on découvre ses failles, on reçoit ses monologues les plus intimes et on tente avec elle de comprendre la mécanique diabolique de la possession et sa reddition consentie. Presque tous les dialogues sont rapportés, comme réappropriés, nous donnant un sentiment puissant de proximité. Elle s’adresse à nous en toute simplicité pour nous raconter une drôle d’amitié qui l’a mise chaos, qui l’a vidée de ce qui faisait d’elle une personne unique, pétillante, entraînante, heureuse de son sort, reconnaissante de vivre de l’écriture, de pouvoir se plonger dans une histoire sans peur du lendemain ni tracas du quotidien. Une vie de rêve, un confort impérial, qui va se fendiller, se lézarder, et crevasser jusqu’à l’anéantissement progressif de son être, jusqu’à l’abandon et même l’offrande de soi pour nourrir son double. Une usurpatrice qui est arrivée à faire d’elle une fade copie d’elle-même.

Delphine rencontre L. à une soirée, à laquelle elle n’avait pas prévu d’aller, alors qu’elle est dans un de ces grands moments de vulnérabilité, au retour d’un salon. Elle admire cette magnifique blonde sophistiquée qui danse de façon lancinante et qui vient s’assoir près d’elle. Elles parlent sympathisent rient, l’une charme l’autre se livre. La connivence est fulgurante, les points communs se multiplient à l’excès  ; Delphine est subjuguée. Elle ne peut s’empêcher de se comparer à L. qui a tout ce qu’elle aimerait être. La manipulation fait son œuvre, trouvant là un terreau malléable. Bientôt, L. se rendra indispensable, deviendra l’amie « ressource » de Delphine qui finira par s’en remettre à L. pour tout ce qui la concerne.

Delphine de Vigan a construit son roman/autobiographie ( ?) d’une manière magistrale, racontant les rouages d’un envoutement qui prend aux tripes de la narratrice mais aussi de la lectrice (qu’on appellera N.) qui ne peut lâcher l’histoire sans se sentir coupable d’abandon. Car c’est d’amitié de femmes dont on parle là  ! On s’identifie à l’auteur, on tente de la ramener à la raison, on la supplie de mieux regarder les indices, les éléments qui pourraient l’alerter d’une manigance crapuleuse, pire, d’une emprise psychotique. On pense que cela ne peut aller plus loin, qu’on a atteint le summum de la fascination destructrice. Mais non, cela ne semble jamais finir. Surprises, rebondissements, perplexités, culpabilités, angoisses, on passe par les mêmes phases que Delphine. On souffre pour elle, on veut croire qu’elle s’en est sortie puisqu’elle a pu écrire le livre qu’on est en train de lire, quoi que… et on redoute les souffrances qui ne donnent pas signe d’épuisement.

Mais quel est donc le mobile de l’acharnement de L.  ? L’écriture du prochain livre, appelé par elle le livre « fantôme », celui qui doit pousser Delphine plus loin dans l’introspection, celui qui ne joue pas avec soi, qui ne fait pas de quartier pour l’entourage. Celui de la vérité, de sa propre vérité, celui qui ne fait aucune concession. Mais voilà, Delphine en a marre. Elle veut de la fiction, de l’invention, même si elle reconnaît que le public, avec l’émergence des téléréalités, exige désormais du « certifié conforme », une validation de M. Google, et traque la moindre similitude avec le vrai. D’ailleurs, le sujet de son prochain livre porterait justement sur l’histoire d’une femme après sa sortie de l’un de ces jeux qui déconstruisent la personnalité réelle pour en recréer une autre, scénarisée. Elle sent bien que ce sujet peine à exister en elle, mais elle rejette l’idée d’une écriture de soi. Elle ne veut plus « avoir aucun compte à régler avec le réel », comme elle le clame à L. dans un sursaut de volonté propre.

Le nœud du roman se joue là, un livre que Delphine ne veut pas écrire et une L. qui n’aura de cesse d’argumenter, d’amadouer, de tyranniser avec une douceur insidieuse pour que Delphine capitule. Elle a les coudées franches pour le faire, Delphine l’a fait entrer dans sa vie et son appartement, elle lui a laissé toute latitude pour gérer sa vie à sa place, jusqu’à ses amies, jusqu’à ses textes qu’elle est incapable d’écrire. On ne sait pratiquement rien de L., hormis qu’elle est nègre littéraire pour les « people », et l’on voit bien qu’elle se nourrit de la vie des autres, qu’elle la rumine et la régurgite pour en faire un texte tellement vrai, d’une vérité immergée de l’autre.

La fin survient, sans ménagement, et c’est la claque  ! On s’interroge encore et même plus encore, le récit déconcerte sous le sceau d’une étoile finale. Quand la question existentielle de ce livre rejoint la réalité, le roman confine au sublime  ! Quel mystère  ! Mais, Diable  ! À réunir personnage et auteur, à dépeindre le réel, intégrant ici ou là des effets du réel, à faire coïncider la durée de l’histoire et la gestation de ce livre après « Rien ne s’oppose à la nuit », à refuser de décliner l’identité de L., Delphine de Vigan nous donne tous les signes de l’autobiographie, jetant ainsi le trouble et la confusion  ! Mais sait-elle à quoi elle s’expose  ? À répondre à l’éternelle question que la narratrice appréhende tant lors des rencontres avec son public. Ah, c’est promis, on se retiendra de vous la poser, chère Madame de Vigan… Mais, au fait, L., elle a bien existé, n’est-ce pas  ?

 

Éd. JC Lattès, août 2015, 280 pages, 20€.

 

2 réflexions au sujet de ““D’après une histoire vraie”, Delphine de Vigan”

  1. J’ai lu ce livre et je retrouve tout à fait dans ton texte la lente destruction méthodique et à la fois imperceptible. Je me disais que peut être tu en disait trop de l’histoire mais finalement ça donne quand même envie d’aller y voir de plus près…
    Qu’elle belle écriture et analyse tu as…

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    • Merci Céline pour ton appréciation. Et tant mieux si j’ai pu te donner envie de le lire. Ça vaut vraiment le coup. La construction de l’histoire est très intelligente.

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