Critique – “Pour rien au monde”, Ken Follett (Robert Laffont)

Temps de lecture : 3 min

♥♥♥♥♥

Une folle aventure, rythmée et intense

Pour rien au monde l’escalade. Pour rien au monde une troisième guerre mondiale. Pour rien au monde la fin du monde. Faire paraître un roman de géopolitique fiction quelques mois avant l’invasion russe en Ukraine relève d’une coïncidence extraordinaire ou d’une prémonition qui ne l’est pas moins. « Pour rien au monde » (éd. Robert Laffont) est une projection dans un futur rapproché. Si proche avec l’actualité qu’il en devient un présent fantasmé. Avec ses nombreux personnages, Ken Follett nous embarque dans une folle aventure, rythmée et intense. Avec lui, nous parcourons les quatre coins d’une planète qui n’a l’air ni plus ni moins malade qu’aujourd’hui, mais dont la maladie est dans l’air du temps. Il nous immisce dans les secrets des alcôves gouvernementales, des états-majors, des théâtres d’opération militaire, de la diplomatie, du renseignement et des réseaux d’espionnage luttant contre le terrorisme. Tous les ingrédients sont convoqués pour faire de ce récit apocalyptique un roman passionnant.

À l’extraordinaire du thème s’oppose l’ordinaire des diverses romances qui ponctuent les épreuves de force. Elles rassurent en même temps qu’elles insufflent une pause, un répit, un optimisme relatif, timide. Malgré toutes les actions tendues et les mains pour le maintien de la paix, l’escalade nucléaire est une mécanique huilée à l’orgueil aiguillonné, défié, blessé. Elle entraîne les rouages, tension après tension, offense après offense, coup après coup. Rien ne semble pouvoir enrayer la progression funeste. Brandir la menace nucléaire n’aura pas fait long feu comme si, les dirigeants, las de jouer à se faire peur, avaient eu l’inavouable envie d’en goûter le frisson. Une ultime bravade au néant terrifique qui guette le pas de travers. Un roman à la fois édifiant et captivant.

Un monde d’influences, de dominations et de tutelles étatiques

Le ton est donné dès l’ouverture du roman quand la présidente américaine visite les installations secrètes en cas de guerre nucléaire. Elle espère bien n’avoir jamais à y remettre les pieds, ce qui serait synonyme d’échec de son mandat. Pendant ce temps, des troubles éclatent ici ou là, dans des pays, petits mais alliés de grandes puissances. Ken Follett y déploie ce fil résistant qui forme une toile d’araignée dans laquelle s’engluent les forces belligérantes internationales. Les États-Unis, la Chine, les deux Corée, le Tchad placent leurs pions sur l’échiquier branlant d’un monde d’influences, de dominations et de tutelles étatiques. Des gouvernements tâcheront de temporiser, de négocier, parfois de juguler la menace, mais tout en rendant coup pour coup dans une réponse dite proportionnelle et raisonnée.

Bien que l’Occident porte un coup décisif au terrorisme en Afrique, grâce à des agents spéciaux américains et français, la mort est semée ; abondante sera la récolte, car les armes utilisées par les djihadistes ont été vendues par la Corée du Nord, lesquels sont soutenus par la Chine. De conflit en conflit, de négociation en négociation, il se révèle de plus en plus difficile pour les États-Unis et la Chine d’éviter le renchérissement des ripostes. Quand une faction nord-coréenne se révolte et menace le dictateur en place, les intentions de chaque partie se cambrent. Malgré la volonté revendiquée d’éviter l’escalade, les chefs d’État s’y dirigent comme aimantés. Le destin ballotant cette pieuse prétention comme le vent le ferait d’éphémères ballons de baudruche.

Une réflexion sur la précarité de la paix

Avec « Pour rien au monde », Ken Follett restitue certes les enjeux géopolitiques contemporains, mais il parvient avec brio à démonter toute la mécanique de l’escalade. Il nous invite dans l’intimité des protagonistes pour pénétrer leurs questionnements, leurs scrupules, leur sensibilité, leurs efforts à trouver des solutions qui préserveraient les susceptibilités. Les pièces du puzzle des stratégies de chaque pays s’imbriquent, glissant l’une vers l’autre, mues par une force invisible, qu’on pourrait nommer fatalité. Les personnages sont dictés par leur conscience  ; la sagesse des dirigeants semble prévaloir.

Mais cet équilibre est fragile. À la moindre menace – tout du moins ce qui est vécu ou compris comme tel –, les esprits s’échauffent, perdent cette lucidité essentielle à la prise de décision, écoutent ceux qui préconisent la démonstration de force, croyant soumettre l’adversaire. La lecture d’un tel ouvrage induit une réflexion sur la précarité de la paix, mais aussi sur les alliances entre grandes puissances qu’une étincelle peut exacerber. Y penser donne le vertige. La guerre en Ukraine vient faire la preuve qu’il ne tient qu’à un rien, qu’à une seule personne, pour faire chavirer le bateau dans lequel nous sommes tous qui s’appelle  : humanité. Un seul être dément, et tout est dépeuplé.

Nathalie Gendreau

Éditions Robert Laffont, 16 novembre 2021, 880 pages, à 24,90 euros.

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