Extrait
“J’ai sous les yeux le numéro de Joris. Je le compose, le décompose, c’est dans mon ventre que tout se noue, dans la chair ; dans ses ovaires inutiles que j’imagine telles deux maracas luisantes, pleines de sable et de couleur. Il y a l’odeur du sang, le fer croisé, tous ces combats que j’ai perdus sans même me battre. Il y a la faiblesse, la solitude, le temps qui passe. L’amant sans avenir, l’avenir sans amant, la vieillesse, la ménopause. Il y a le sang qui, un jour, ne coulera plus jamais – ce dont, dans n’importe quel autre contexte, on se réjouirait.
La jouissance, de plus en plus rare.
Les lits vides, l’angoisse, et la télévision.” (p. 105)
Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥
Avec Cœur-Naufrage, Delphine Bertholon plonge une plume délicate au cœur du mal-être, des névroses et des actes manqués. Le parcours de ses deux personnages se dévoile à rebours, en toute intimité, sobriété et profondeur. Lyla revoit Joris pour tenter de se libérer d’un passé qui la hante depuis dix-sept ans, et qui l’empêche d’avancer. Ils s’étaient aimés par défi alors qu’elle était mineure. Une désobéissance avait suffi pour les mettre en présence à un moment de leur jeunesse en rébellion. À l’époque, ils s’étaient accrochés l’un à l’autre, dans un geste désespéré, pour ne pas se laisser submerger par leur souffrance réciproque. À l’orée de la quarantaine, le mal-être non résolu décuple ce sentiment d’inachevé… ou de mauvais choix. Un vide sidéral que l’auteure comble avec justesse en offrant à son héroïne l’opportunité d’anéantir ses peurs. Peur d’être soi, peur de vivre, peur d’assumer… peur d’aimer.
Lyla avec “y”, comme le répétait l’adolescente en quête d’originalité. Adulte, cette revendication d’appartenance est moins virulente. Traductrice de roman consciencieuse et effacée, célibataire par omission, Lyla déteste sa vie passée à avoir fait diversion. Elle aimerait comprendre comment les années se sont écoulées sans elle. Elle remonte alors jusqu’à l’été de ses seize ans où elle rencontre Joris le taiseux. Elle se souvient des scarifications sur les bras, des mots jamais prononcés, de l’absence indélébile. Joris, de son côté, est devenu kinésithérapeute. Il est marié et père depuis peu. Il est parvenu à se construire une vie heureuse. Sa plus grande crainte est de perdre l’amour des siens. À la mort de son père, il découvre une lettre de Lyla que son père lui avait soustraite. Il ne peut l’ignorer. Il doit retrouver Lyla, il doit savoir… quel qu’en soit le prix.
Dans ce nouveau roman, Delphine Bertholon consolide son univers fictionnel autour de la famille, des blessures de l’enfance et d’une existence à fuir le passé qui rattrape toujours les personnages. Au-delà d’être une conteuse captivante, l’auteure décrypte les mal-être simplement, sans sombrer dans la morosité ou la lourdeur. Cette sobriété délicate habille les personnages d’une humanité confondante de réalisme. La construction à trois voix – Lyla, Joris et le narrateur – contribue à sublimer ces intimités dévoilées qui cheminent l’une vers l’autre, se répondant par alternance, dans une confidence feutrée. Même si l’on devine où l’auteure veut mener ses personnages, le chemin narratif qu’elle trace pour eux, orignal et haletant, s’ouvre sur un horizon inattendu. Cœur-Naufrage est un beau roman qui réconcilie l’être et ses faiblesses, chassant tout penchant à la diversion.
Editions JC Lattès, mars 2017, 409 pages, à 20 euros.
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