“Averroès ou le secrétaire du diable”, Gilbert Sinoué

Temps de lecture : 3 min

 

Extrait

“J’écris pour mon fils, Jehad. Dernier survivant de mes trois enfants.
Je n’écris que pour lui.
Conscient de la dérive qui entraîne notre monde vers l’intolérance, comment pourrais-je ne pas le mettre en garde et lui révéler ce qu’il me fut interdit d’exprimer de mon vivant ? J’ai vécu bâillonné, j’ai vécu sous la menace et, ce soir, mon ultime crainte est que ces pages tombent sous des regards indiscrets. Je connaîtrais alors une double mort. Après m’avoir lu, les théologiens qui ne savent d’Allah que le nom, les théologiens m’arracheront à mon linceul pour me jeter en pâture aux chiens. Dans leur très grande majorité, hélas, la quête de ces hommes n’est pas l’élucidation du Coran, auquel ils ne comprennent rien. Ce sont des forces obscurantistes qui s’emparent du texte sacré pour élaborer une autre forme de religion. En agissant ainsi, ils représentent un danger de dissension pour la communauté musulmane et menacent le consensus.
” (page 12)

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

 

Quel délice de se couler dans les romans historiques de Gilbert Sinoué  ! L’auteur n’a pas son pareil pour vous immerger dans le monde qu’il a choisi pour exprimer son talent de conteur. Avec Averroès ou le secrétaire du diable, aux éditions Fayard, il s’attaque à une immensité oubliée de la pensée musulmane du XIIe siècle. Celui que les jaloux et rigoristes qualifiaient de “secrétaire du diable” a connu la gloire et la haine au gré des sursauts de l’histoire d’Al-Andalous, la future Andalousie. Ce roman évoque un penseur infatigable, célèbre par ses commentaires sur Aristote, formant des théories qui ont ébranlé les théologiens musulmans et catholiques jusqu’aux tréfonds de leur âme corsetée. L’auteur offre une tribune romanesque à cet homme qui a aussi été un fils respectueux, un amant fou amoureux, un mari sage et un père aimant.

Cordoue. La ville illuminée la nuit irradie telle une métaphore de l’Islam intellectuel éclairé. Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmad Rochd naît en 1126 dans cette cité du savoir. Il sera Ben Rochd pour les Juifs et Averroès pour les catholiques. Fils du Cadi de Cordoue (juge de formation religieuse), l’enfant a soif de vérité. Il suit une solide instruction auprès des plus grands. Son maître à penser est Aristote, il cherchera toute sa vie à en décrypter les écrits. Mais depuis un siècle, la tolérance n’a plus droit de cité. Les nouveaux califes Almohades prônent l’islam rigoriste : “Le Coran d’un côté, l’épée de l’autre“. Le philosophe médecin et juriste religieux occupe ses diverses fonctions le jour auprès des califes successifs almohades et écrit, la nuit, des théories révolutionnaires et considérées hérétiques. Contre le pouvoir en place, il ose affirmer que la raison prime la foi et que l’homme n’a pas d’âme propre. L’âme serait universelle, et l’homme de son vivant n’en aurait qu’une part qui regagnerait le cosmos une fois la mort survenue. À cause de cela, toutes les haines s’uniront à la perte du “secrétaire du diable”.

Gilbert Sinoué nous entraîne avec passion dans cette époque troublante et tumultueuse, où les Lumières et l’Obscurantisme s’opposaient déjà. La résonance avec l’islamisme radical d’aujourd’hui ajoute à l’intérêt historique et culturel du roman. Le philosophe qui n’a cessé de déclencher des séismes par ses livres de son vivant a aussi provoqué le courroux vindicatif bien après sa mort, à l’âge de 72 ans, en 1198. Cette haine est astucieusement mise en perspective dans le roman par l’évocation de ses contradicteurs post mortem les plus virulents, comme le dominicain Thomas d’Aquin ou le poète François Pétrarque. Cette alternance entre les conséquences de la pensée d’Averroès et sa vie racontée à la première personne donne de la chair à cet érudit courageux, dont la pensée pouvait être hermétique pour le profane. Gilbert Sinoué a ainsi réussi ce tour de force de rendre intelligible et terriblement humain un homme en proie aux doutes jusqu’à la fin. Seule la mort pouvant attester sa pensée !

Nathalie Gendreau

 

Editions Fayard, 23 octobre 2017, 304 pages, à 20,90 euros en version papier et 14,99 euros en version numérique.

 

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