“Abus de fortune”, Éric Deschodt

Temps de lecture : 3 min

 

Extrait

Notre séjour au Cap Ferret en 1940 fut un enchantement. Pour commencer nous avons jeté à la mer les trois ou quatre postes de TSF qui étaient dispersés dans la maison pour nous épargner les consternations que les nouvelles nous auraient déversées dans les oreilles. Ainsi protégées de cette pollution, nous nous sommes laissé aller, maman et moi, au plaisir balnéaire, dans une solitude merveilleuse. La maison sous les pins était isolée au bout d’une presqu’île sur mesure. Nous ne voyions personne. En fait de Français, les hommes étaient en Allemagne, autrement que nous aurions souhaité, dans des stalags ou répartis dans les fermes nazies pour remplacer leurs homologues, victorieux mais exilés dans leurs conquêtes. Les Allemands occupants étaient des garde-côtes, trop peu nombreux pour nous gêner ; on ne les voyait pas. Rien ne gâchait le spectacle de la nature et celui de nous-mêmes, bronzées, enjouées et joueuses. Irresponsables.” (Page 72)

 

Avis de PrestaPlume ♥♥♥♥

 

Abus de fortune est un roman, mais le lecteur comprend vite qui sont les véritables héros de cette histoire, une histoire qui voit son triste épilogue avec la disparition récente de Liliane Bettencourt. Car il n’est pas farfelu d’affirmer qu’Eric Deschodt s’est inspiré de la rencontre sulfureuse entre la quatorzième fortune mondiale et un homme à l’âpreté au gain démesurée. Un couple improbable, mais ô combien médiatique quand la dame veut faire de son “écornifleur” son légataire universel. Sans vouloir chercher à rétablir la vérité, l’auteur tend la plume de la confession au double romanesque de ce couple, leur offrant la possibilité de livrer leur version, en puisant dans l’enfance et l’éducation les ressorts qui les auraient conduits à conclure un pacte tacite autour, pour et à cause de l’argent. Quel beau plaidoyer sur la liberté d’être et d’agir selon ses propres désirs, égoïstes et impérieux ! Ce biopic fantasmé est un roman intelligent et incisif, qui dépeint une époque révolue, des personnages singuliers, une relation inimaginable. C’est un moment de lecture croustillant et instructif, qui offre une grille de compréhension originale.

Priscille voulait tuer l’ennui, un ennui sidéral dans lequel sa fortune colossale l’a installée. Ayant atteint un âge canonique, elle ressent le besoin de coucher sur le papier ses pensées les plus secrètes. Déjà très jeune, elle était lucide sur sa vie “saturée de tout” et les relations entre les personnes perverties par l’argent. Elle savait qu’elle ne “pourrait gagner au bonheur avec sa fortune“. Se déclarant “vide de tout projet” et “sans ambition“, elle vivait dans un tourbillon de réceptions éreintantes, sans attrait, délaissée par un mari accaparé par ses charges ministérielles… Mais un jour, au Polo de Bagatelle, elle rencontre Blaise, un écrivain photographe à l’humour cynique et grinçant, qui a l’impertinence odieuse mais délicieusement subversive. Il se propose d’égayer la vie monotone de la milliardaire moyennant finance.

La force d’Abus de fortune réside dans l’introspection psychologique des personnages d’une grande justesse. L’auteur pénètre leur intimité comme si une main avertie l’avait guidé. La rentière richissime ouvre la confession sur sa jeunesse auprès d’un père aimant et d’une mère indifférente. Elle aborde des faits historiques et politiques auxquels ont participé son père et ses amis, qui invitent à la curiosité. Par ailleurs, les digressions assumées placent le lecteur dans une réelle conversation, pétillante et stimulante, mais traduisent aussi son profond ennui. L’écriture s’illumine dès la rencontre avec Blaise, qui charme la septuagénaire par son insolence. Puis “ne s’intéressant pas assez à elle pour se cantonner à sa personne“, celle-ci tend la plume à ce dernier qui, à son tour, rapporte leur relation avec une verve impertinente, ironique et d’une rare lucidité. Blaise voit la milliardaire en proie, et ne le lui cache pas. Pourtant, en l’entraînant dans ce jeu de non dupe, il fait de sa proie une partenaire complice, et non une victime. Ce qui l’amènera à penser, face à l’action judiciaire acharnée de la famille contre eux, que, finalement, il était meilleur que ce qu’il pensait être… Une vision, somme toute, bien personnelle, qui n’engage que Blaise.​

 

Éditions de Fallois, 27 septembre 2017, 170 pages, à 18 € version papier et  12,99 € version numérique.

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1 réflexion au sujet de « “Abus de fortune”, Éric Deschodt »

  1. Je viens de lire la critique de Presta Plume sur “Abus de fortune”. L’abus vient surtout du côté de la fille qui a pourri les dernières années de sa mère en la privant de son “bouffon”. Quelques millions, donnés librement, qui ont échappé à la rapacité de la fille… qu’est-ce que cela représente au vu de l’immense fortune de Liliane Bettancourt !

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